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Lénine a marché sur la Lune, la folle histoire des cosmistes russes, de Michel Eltchaninoff

Dernière mise à jour : 14 avr. 2022

Dans son dernier ouvrage au titre on ne peut plus intriguant, Michel Eltchaninoff nous fait découvrir les thèses farfelues d’un philosophe méconnu : Nikolaï Fiodorov. Il nous entraîne dans les profondeurs de la pensée cosmiste et des philosophies qu’elle a engendrées, jusqu’aux transhumanistes américains du XXIe siècle. Voici un aperçu du voyage qui vous attend.


Pour comprendre le cosmisme, il nous faut revenir sur le concept de messianisme, qui n’est pas exclusivement russe, mais a connu en Russie un développement particulier. La stricte définition du terme évoque l’idée – qui peut devenir idéologie – de l’attente d’un messie, selon le vocabulaire judéo-chrétien, c’est-à-dire l’attente de quelque chose ou quelqu’un qui viendrait clore l’Histoire, et inaugurer une nouvelle ère, sorte de béatitude éternelle. Cette idée peut devenir « super-idée » lorsqu’un groupe d’individus ou un État s’en empare, et considère qu’il a quelque chose à apporter à l’humanité toute entière pour la transformer et la sauver.

Le messianisme est apparu en Russie dès le XVIe siècle avec le concept de Troisième Rome, c’est-à-dire le projet des princes moscovites de fonder un empire politique puissant incarnant la foi orthodoxe, qui succèderait à Rome et à Constantinople. Léon Poliakov – un des premiers historiens de l’antisémitisme, auteur de l’ouvrage Moscou : Troisième Rome, étudie l’histoire du messianisme russe, et montre comment l’idée, récupérée politiquement par le tsar Ivan le Terrible, finit par disparaître pour resurgir avec force au XIXe siècle, s’accompagnant d’un sentiment de haine envers un Occident considéré comme sclérosé, embourbé dans le progrès technique, scientifique et le capitalisme, ayant perdu toute religiosité. Le messianisme rejoint les idées défendues par les slavophiles, dont la première vague dans les années 1830 est une sorte de romantisme russe, composée d’intellectuels formés en Europe, notamment en Allemagne, disciples de Hegel, qui théorisent le « génie russe ». Pour les slavophiles, la Russie de par sa forte composante paysanne, sa foi orthodoxe, sa langue, la diversité de sa population, en même temps que sa capacité à obéir à un chef unique, incarne une idée universelle qui doit oser s’affirmer face à l’Europe occidentale décadente. La deuxième vague de slavophiles dans les années 1870 est à cet égard plus virulente. L’un de ses plus fameux représentants est le romancier Dostoïevski, qui connut au long de son parcours intellectuel des phases de slavophilie, mais aussi de xénophobie et d’antisémitisme aiguës. Les slavophiles reprennent les thèses messianiques en les politisant. Le pendant dans le domaine de la science de cette pensée est la science des peuples de Nikolaï Danilevski, botaniste de formation, qui formule l’idée d’un génie des peuples, et écrit l’histoire de l’humanité comme une succession cyclique de civilisations montantes, dominantes puis décadentes. Sa pensée nourrit les thèses du père de la passionarité, Lev Goumilev, qui affirme qu’il existe une énergie vitale, un génie propre à chaque peuple.

Ce qui est à retenir de tous ces courants de pensée, c’est l’idée selon laquelle la Russie doit sauver l’humanité, idée qui s’accompagne tout au long du XIXe siècle de tendances impérialistes, avec l’annexion de nombreux territoires. Le XIXe siècle russe voit donc la concordance de différents courants de pensée qui s’entre-nourrissent : panslavisme, messianisme, impérialisme, nationalisme. Pour reprendre les termes de Hegel, les messianistes russes affirment que l’esprit de l’humanité, qui s’exprime dans différentes idées nationales, doit s’incarner dans le génie russe : l’Empire russe veut devenir plus qu’un pays, il veut devenir une idée – tendance que l’on retrouve aujourd’hui dans la Russie de Poutine.


Après avoir brièvement exposé les différentes branches du messianisme russe, abordons la très particulière idéologie cosmiste, formulée à la fin du XIXe siècle par un personnage singulier, Nikolaï Fiodorov. Né à Tambov, modeste professeur de géographie avant d’être nommé responsable d’une des plus importantes bibliothèques de Moscou, il est le fils illégitime d’un prince Gagarine, et perd sa mère très jeune. Radicalement anticapitaliste, il distribue tout son modeste salaire aux pauvres, et dort sur une malle. De par son emploi de bibliothécaire, il est amené à rencontrer de nombreux intellectuels majeurs de son temps, parmi lesquels Tolstoï ou encore Dostoïevski, avec qui il correspondait indirectement et qui était fasciné par ses idées. Il a toujours refusé de faire publier son œuvre, ce qui lui valut le surnom de « Socrate moscovite ». C’est à ses disciples que l’on doit la publication en 1903 des thèses de Fiodorov : sa Philosophie de l’œuvre commune.

Fiodorov vécut avec une double souffrance : d’une part la honte d’être fils illégitime, et d’autre part le traumatisme de la mort de sa mère. Il devient obsédé par l’idée de résurrection, et formule le projet fou, appuyé sur une foi absolue dans le progrès de la science, de rassembler les molécules de tous les êtres qui ont vécu sur Terre afin de les ressusciter tous, et de les envoyer coloniser d’autres planètes, la Terre devenant trop exiguë pour accueillir tous ces êtres. Le cosmisme est ce syncrétisme curieux d’un esprit scientifique positiviste et d’une religiosité folle. Fiodorov, qui ne se satisfait pas de la tiédeur de la foi occidentale, insiste sur le premier dogme de la foi chrétienne : celui de la résurrection, qui est le grand projet de Dieu pour l’Homme. Pour Fiodorov, l’Homme a été mis sur Terre par Dieu pour achever son projet divin : il prône le passage à l’action, le pragmatisme et l’activisme, ce qui le rapproche des révolutionnaires marxistes – rappelons cette citation de Marx : « Les philosophes n’ont fait qu’interpréter diversement le monde, ce qui importe c’est de le transformer ».


Ce refus du scandale qu’est la mort dans la destinée humaine est l’une des idées de Fiodorov qui continue d’être défendue par les cosmistes de nos jours, notamment par sa représentante russe, Anastasia Gatcheva, dont on retrouve l’interview dans le livre de Michel Eltchaninoff. Celle-ci explique son adhésion à la philosophie de Fiodorov par le refus catégorique de voir mourir ses parents.

Les thèses de Fiodorov ont également été récupérées par les bolcheviques, chez qui l’on retrouve indubitablement l’idée russe, c’est-à-dire le projet messianique russe. Pour comprendre cette filiation, il faut se replonger dans l’œuvre de Nikolaï Berdiaev, philosophe russe émigré en France sur le « bateau des philosophes », avec de nombreux intellectuels expulsés de Russie soviétique par Lénine en 1922. Auteur des Sources et sens du communisme russe et de L’Idée russe, Berdiaev retrace la généalogie du messianisme russe en soulignant la tendance des Russes à l’eschatologie et au millénarisme, c’est-à-dire la volonté d’accélérer la fin des temps, de clore l’Histoire. La guerre, les pénuries, les famines et les conditions de travail de la population russe ne suffisent pas à expliquer l’explosion des mouvements révolutionnaires en Russie au début du XXe siècle : il faut tenir compte de la dimension mondiale de la révolution que veulent déclencher les bolcheviques, qui est l’aboutissement de la pensée eschatologique : la Russie doit porter le flambeau qui guidera l’humanité entière vers un avenir radieux, en abolissant les limites dans lesquelles l’enfermait le capitalisme, notamment les limites scientifiques. La conquête spatiale est un enjeu dans la droite lignée des thèses cosmistes.

À la croisée du cosmisme et de la cosmonautique, on trouve la figure du scientifique Constantin Tsiolkovski, qui a fréquenté la bibliothèque où travaillait Fiodorov. On ne sait pas si c’est à ce dernier, ou à la lecture du roman de Jules Vernes De la Terre à la Lune, qu’il doit son obsession d’envoyer des humains dans l’espace. Il élabore les premiers schémas de fusées et tente de démontrer que la propulsion d’objets dans l’espace est possible, mais il n’est pas réellement pris au sérieux, pas même par l’Académie des sciences à qui il écrit, jusqu’à ce que le nouveau pouvoir bolchévique s’intéresse à ses travaux et fasse de lui le père de la conquête spatiale soviétique. Sergueï Korolev, artisan du programme spatial soviétique, prononcera en 1957 un grand discours sur l’espace et l’astronomie, quelques semaines avant l’envoi du premier spoutnik soviétique — et où il cite Tsiolkovski. On voit ainsi comment le rêve de Fiodorov, généreux, naïf, idéaliste et profondément religieux est récupéré et devient en Russie soviétique l’impératif de la conquête spatiale, dans un contexte de rivalité avec l’Occident capitaliste.

On retrouve dans la société russe actuelle, depuis les années 1990, une résurgence des thèses cosmistes jusque dans les plus hautes sphères du pouvoir. L’on peut en effet analyser sous cet angle le projet de Poutine du Régiment immortel, cette grande marche organisée chaque année le 9 mai, jour de la victoire de l’URSS sur l’Allemagne nazie. Cette commémoration s’accompagne de discours au sous-texte éminemment religieux, dans lesquels est sacralisée l’union entre les morts pour la patrie, qui descendent du ciel et les vivants, qui forment ensemble un peuple immortel et invincible. Les thèses de Fiodorov trouvent également des échos hors des frontières de Russie, dans certains courants transhumanistes américains notamment.


Berdiaev a particulièrement bien su démontrer la dangerosité d’un certain messianisme russe — bien distinct de la confession orthodoxe, persécutée en Union soviétique — lorsqu’il rencontre la volonté de puissance soviétique, et qu’il exprime avec force dans cette citation qu’Aldous Huxley a choisi de mettre en exergue de son ouvrage Le Meilleur des Mondes (1932) :

Les utopies apparaissent comme bien plus réalisables qu’on ne le croyait autrefois. Et nous nous trouvons actuellement devant une question bien autrement angoissante : comment éviter leur réalisation définitive ?… Les utopies sont réalisables. La vie marche vers les utopies. Et peut-être un siècle nouveau commence-t-il, un siècle où les intellectuels et la classe cultivée rêveront au moyen d’éviter les utopies et de retourner à une société non utopique moins « parfaite » et plus libre.

Valentine Meyer

Compte-rendu de la soirée du jeudi 20 janvier 2022, avec Galia Ackerman et Michel Eltchaninoff au Théâtre du Nord-Ouest.

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