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Le Journal de la Roue Rouge, par Françoise Lesourd

Françoise Lesourd, traductrice du Journal de la Roue Rouge, d'Alexandre Soljenitsyne, publié chez Fayard en 2018, revient sur l'intérêt que constitue cette chronique de l'écriture d'une œuvre colossale. 

Alexandre Soljenitsyne, lors d'un voyage au Danemark, en 1974. Keystone/Getty Images
Alexandre Soljenitsyne, lors d'un voyage au Danemark, en 1974. Keystone/Getty Images

Le Journal de la Roue Rouge, de Soljénitsyne, est paru en novembre 2018 aux Éditions Fayard. On sait l’ampleur de la Roue Rouge, à la fois pour ses dimensions réelles, énormes, et son projet : tenter de chercher dans l’histoire russe les causes de la révolution et d’expliquer par là même le destin de la Russie soviétique.


Le Journal de la Roue Rouge décrit parfois presque jour par jour le processus d’écriture de ce roman, sans cesse confronté à l’impossible, à cause de ses dimensions mêmes. Grâce à lui, le public français peut pénétrer non dans le « laboratoire » de l’écrivain, mais dans sa « fonderie » - c’est la métaphore qui convient le mieux ici. Car l’œuvre finale est l’association d’une foule de témoignages, parvenus à l’auteur sous les formes les plus diverses, qu’il faut réunir dans une sorte de creuset : c’est ce processus qui nous est décrit.


Découvrir ce travail d’écrivain reste le privilège, encore pour quelque temps, du public français. Car l’œuvre est encore inédite en russe à ce jour. Elle arrive en effet presque en dernier dans la série de ses œuvres complètes – en tous cas, en ce qui concerne les grandes œuvres.


Ce qui est raconté ici est donc l’écriture de ce que l’auteur considérait au départ comme un grand roman historique : « Le Journal va être un acteur de plus dans la création du roman – mon complice, mon critique et – la mouche du coche » (19 juin 1965). Mais, à l’arrière-plan, les événements majeurs qui ont marqué la vie de l’auteur ne peuvent éviter d’être mentionnés, à cause de leur incidence, directe ou indirecte, sur cette écriture. Le point culminant de ces événements historiques dramatiques sont la publication de l’Archipel du Goulag et l’expulsion d’URSS, comme le montrent ces lignes solennelles, bilan de l’année 1973 et peut-être de toute une vie : « Abandonné, oublié, le roman, mais comme il vient à son heure, le moment de se repenser – sous le coup d’un tel séisme, à la crête d’une telle vague. Que va-t-il se passer maintenant – Dieu le sait. Mais que le fil de la vie se rompe sur ce qui a déjà été fait – ce n’est pas si peu. Des choses ont été amorcées » (31 décembre 1973).


Il ne s’agit pas d’un journal intime. Il le dit lui-même dès les premières lignes : « Il y a 26-25 ans que j’avais cessé de tenir un Journal – lorsque mon premier amour a connu une fin heureuse, s’est assouvi. Depuis, le besoin d’écrire un Journal ne s’était plus jamais fait sentir… ». Car l’écrivain était emporté par le tourbillon d’événements d’une telle ampleur qu’ils laissaient peu de place à l’expression de l’individuel, ou qu’ils le faisaient paraître dérisoire. Il écrit le 31 décembre 1969 : « Dans ma jeunesse, quand j’ai tenu un Journal, pendant les dernières heures de l’année je ne manquais jamais d’y écrire des fariboles qui se croyaient profondes. Ce qui me démange en ce moment, c’est pareil […] bien que ce Journal-ci ne doive pas s’aventurer hors des bornes du roman ».

Pourtant, le Journal de la Roue Rouge mentionne certains faits appartenant à la vie personnelle de l’auteur, comme la naissance de ses fils. Ainsi, la naissance de Iermolaï : « … ce n’est pas dans ce Journal que je devrais noter cela, mais je n’en ai pas d’autre. Des romans, j’en ai déjà plusieurs. Mais de fils, non, c’est le premier ! »


L’un des moments les plus dramatiques, cette fois à la jonction entre le destin personnel et l’histoire, fut la confiscation de ses archives par les agents du KGB. En 1965, tard dans l’automne, il écrit : « Écroulement terrifiant ! tout l’ensemble (et la vie avec) a bien failli sombrer… Comment le fil ne s’est-il pas rompu ? Un miracle. Les voies du Seigneur ».


Ces événements constituent comme une sorte de contrepoint à l’œuvre littéraire, avec laquelle ils sont en union intime. Se croyant à la veille de la mort après une tentative d’empoisonnement, c’est au futur roman que l’écrivain pense, et c’est à ce moment même que son titre commence à se préciser : « Le lendemain matin, je vois : en même temps que ma maladie actuelle, c’est une sorte de signe, ou en tout cas un rappel que le temps nous est compté par Dieu, et que, de façon tout à fait imprévue, tout peut s’interrompre d’un coup. (Il faut dire que c’est l’anniversaire du jour fatal où mes archives ont été confisquées) » (je souligne – F. L.)


Pendant les premières années (le début des années 1960), la chronique est encore peu fournie : la masse future se dessine à peine dans la brume. Mais, chose caractéristique, l’écriture des premières lignes (avril 1963) coïncide avec la liberté retrouvée, après les années de camp et la relégation au Kazakhstan. Dans la région de Riazan où il se trouve maintenant, l’Oka est en crue, on devine la vaste étendue des hautes eaux printanières qui offre l’image de la liberté retrouvée – avant tout, liberté d’écrire. Un vaste espace intérieur se découvre « Depuis que j’ai été libéré du camp, c’est mon premier mois de liberté effective : avant que la débâcle ne commence sur l’Oka, je suis arrivé à Solotcha, ici, je vais être coupé de tout par la crue du dégel […] Et tous les jours, d’un bout à l’autre, on peut ne rien faire d’autre qu’écrire ».


En 1991, quand le point final est mis, l’impression du lecteur est ambiguë : comme chaque fois, au sortir d’une œuvre très ample et d’une grande unité de ton, on éprouve une sorte de vide qui se fait. Sans doute plus que pour la Roue Rouge elle-même, qui dépasse un peu la mesure humaine, on a le sentiment que l’accès à tout un univers se ferme.


Le sentiment d’insatisfaction, de l’auteur comme du lecteur, est double : plus que le demiéchec de constater que l’immense fresque historique envisagée au départ n’a malgré tout pas vraiment été menée à son terme, c’est l’angoisse de voir que la nouvelle Russie tant espérée n’est pas celle qu’on attendait et se présente sous un jour inquiétant, après des décennies de démoralisation. Au moment de la pérestroïka (sur laquelle Soljénitsyne ne se fait guère d’illusions), la Russie semble de nouveau à la croisée des chemins, comme en 1917, mais sans ressources face à cette situation. L’auteur compare la pérestroïka au Temps des Troubles - cette période de vacance du pouvoir, de désorganisation et de désarroi collectif que traversa la Russie au début du XVIIe siècle : « Au XVIIe siècle, notre peuple dans les profondeurs du pays était sain, bien nourri, et son assise morale était ferme. Il a su résister. En Dix-sept – il était bien nourri et encore sain de corps. Mais maintenant ? Affamés, malades, désespérés, tous, dans une perplexité complète, se demandent où on les a conduits » (28 novembre 1991).


Le projet initial du roman s’est à vrai dire modifié fondamentalement au fil de l’écriture, et le lecteur assiste étape par étape à cette transformation : ce n’est plus le coup d’État d’Octobre qui est au centre de l’attention, c’est l’origine de tout le processus révolutionnaire, Février, et derrière lui toute l’évolution de la vie sociale et intellectuelle en Russie au tournant du siècle. Cette nécessité interne d’une vision rétrospective était comprise dans le processus d’écriture lui-même, mais c’est aussi ce qui lui donne cette ampleur difficile à maîtriser.


D’autre part, le Journal de la Roue Rouge rétablit la perspective sur l’œuvre de Soljénitsyne toute entière. Contrairement à ce que le public est habitué à penser, on constate ici que s’il a été l’auteur de l’Archipel du Goulag, c’est presque par hasard. L’Archipel du Goulag ne faisait pas partie du projet initial, il a même retardé sa mise en œuvre. S’il a été écrit, c’est en réponse à l’afflux de témoignages sur le système concentrationnaire soviétique, qui suivit la publication d’Une Journée d’Ivan Dénissovitch.


Ainsi s’explique la ressemblance structurelle de l’Archipel avec les annales de la Russie ancienne, qui, elles aussi, étaient la fusion de plusieurs récits antérieurs sur l’histoire de la Russie, les reprenaient à leur compte et les poursuivaient. C’est également ce qui justifie la comparaison récurrente du travail de l’écrivain avec celui d’une fonderie : « Si la température intérieure de l’écrivain est trop basse – il obtient, au lieu d’un alliage, un conglomérat : on voit pointer, intacts et bien visibles, les bouts de fonte tels qu’ils étaient au départ – là, un bout de plaquette de freins, ici, un morceau d’un bloc de cylindres. Si au contraire la température de l’auteur lui-même est supérieure à 1100°, alors – tout se fond dans le creuset jusqu’à en devenir méconnaissable, se mêle intimement… » (17 février 1969).


Cette comparaison est vraie aussi bien pour L’Archipel que pour La Roue Rouge, d’autant plus qu’elle concerne le fond autant que la forme. L’unité n’est pas rompue, le projet est toujours le même : parler au nom des victimes, de tous ceux qui ont été anéantis et privés de voix : « Il était impossible de ne pas écrire L’Archipel, de ne pas être chauffé à blanc par toutes les ignominies soviétiques, et pourtant, les forces et le temps qu’il a engloutis étaient perdus pour le travail historique. Oui, cet horrible amoncellement de cadavres et de décombres sur le chemin de la Russie – à eux tous ils empêchent d’avancer, et les forces manquent pour en venir à bout, d’eux tous » (9 juillet).


Le grand projet du roman historique était pourtant tout autre, à l’origine. Il remonte à l’époque de sa jeunesse (en 1936), il a été évoqué plus d’une fois. Il l’est d’une manière particulièrement solennelle ici : « Je me souviens de ce jour de novembre au soleil pâle : c’était, d’après le décompte des jours qu’on avait à l’époque (de six en six) un jour férié. La veille au soir il y avait eu une grande soirée d’étudiants, et là je venais de sortir, tourmenté par une sorte de vague à l’âme […] À peine trois pâtés de maisons franchis […], je m’arrêtais net, sous l’effet de ce projet dont la masse s’était brusquement installée en moi – grossissant comme une avalanche […] avant même d’être rentré, je me mis à prendre des notes, je n’arrivais plus à tout tenir » (18 novembre 1976).


Mais ce projet ne devait connaître aucun début de mise en œuvre avant les années 1960. La guerre, l’arrestation, les années de camp puis la relégation, tout cela rejeta l’écriture du roman dans un futur incertain. Plusieurs fois, à l’armée, au camp, à l’hôpital de Tachkent, il se crut à la veille de mourir.


Malgré le caractère exceptionnel de l’expérience concentrationnaire, l’idée même d’écrire sur le camp se présenta en quelque sorte de façon imprévue, elle ne faisait pas partie du programme que l’écrivain s’était fixé dès ses plus jeunes années : « […] le projet d’Iv. Den., formé un jour d’hiver, au camp (1950-1951), était resté caché pendant 9 ans, sans que je le fasse bouger, sans que j’y réfléchisse, comme une remarque au crayon dans une marge. Et il aurait aussi bien pu – ne pas exister » (8 décembre 1968). De même, le Pavillon des cancéreux avait quelque chose de fortuit, par rapport à R-17, le grand projet de toute une vie.


Mais la publication d’Une Journée d’Ivan Dénissovitch fut un détonateur, qui déclencha dans une partie de l’opinion russe le désir de communiquer sa propre expérience, et ce travail de mémoire devint en quelque sorte naturellement un travail collectif. Et à ce sujet, il est bon de revenir sur une erreur de traduction, à laquelle le traducteur de Soljénitsyne est exposé lorsqu’il découvre un terme absent des dictionnaires (ce qui est parfois le cas, sa créativité verbale étant immense) – ici l’adjectif « koulakovyj », formé sur le mot « koulak ». Ce terme signifie d’abord « le poing », puis ce fut le terme désignant les paysans riches qui accaparaient les terres et exploitaient les moins fortunés. Le pouvoir soviétique désigna comme « koulaks » presque tous les paysans vivant dans une relative aisance, et comme tels, les condamna à l’extermination.


Parmi toutes les victimes paysannes du pouvoir soviétique, il y eut la famille de Soljénitsyne, son milieu d’origine, les paysans prospères du sud de la Russie, ceux-là même que le régime soviétique a déportés, exterminés (en fait, la plus grande partie de la paysannerie). Leur destin effroyable fait parfois oublier que le mot « koulak » reste malgré tout péjoratif, même si en réalité il désigne des victimes innocentes. Et même si l’auteur est le porte-parole (entre autres) des « koulaks », il n’aurait pu, en réalité, utiliser ce terme pour en parler. Cette remarque concerne l’un des moments les plus forts dans sa réflexion sur son devoir d’écrivain.


« Seigneur mon Dieu ! Il y en a tant d’entre nous qui sont morts… De la grosse corde des koulaks, je suis le seul petit fil à avoir résisté. Accorde-moi de le tirer jusqu’au bout, ce petit fil ! Tu le vois – ce n’est pas pour moi que je le veux – mais pour la justice ». Cette « grosse corde », le traducteur doit faire amende honorable, est en fait « cette corde grosse comme le poing », celle des écrivains russes témoins de l’histoire, qui d’ailleurs ont témoigné aussi sur cette paysannerie aisée, solide (comme la corde dont il est question), et qui aurait pu être un facteur décisif dans la modernisation de la société russe. Merci à ceux qui ont mis le doigt sur cette erreur.


Le sort des « koulaks » résume toutes les horreurs que la paysannerie russe a connues pendant la période soviétique. C’est pourquoi les passages qui concernent la célèbre révolte paysanne de Tambov, dans le Journal de la Roue Rouge, sont particulièrement significatifs, et la sœur du principal meneur, Tokmakov, y apparaît comme l’un des personnages marquants. La hauteur de ton des pages qui lui sont consacrées en témoigne : « Captive de ce village ! Comme en prison : même sa propre isba, elle ne peut y entrer avec moi pour parler. […]Parmi la calomnie générale ne jamais oser répliquer, ni évoquer la mémoire des morts. C’est d’ailleurs tout bonnement un miracle qu’elle soit restée en vie ! » (23 mai 1972).


Comme d’autres écrivains réfléchissant aux spécificités des systèmes totalitaires (Milan Kundera par exemple), au-delà des souffrances des victimes, c’est la destruction de la mémoire que dépeint et combat Soljénitsyne, c’est ce qui donne à l’œuvre littéraire sa valeur unique. Toujours à propos de Tambov : « … il n’y a personne à qui poser des questions directement sur cette affaire – impossible de collecter du matériau, mais impossible aussi de ne pas écrire. Tout tient sur le pouvoir recréateur de l’imagination. Produire quelque chose qui ne soit pas en dessous de la réalité ».


En cherchant à restaurer la continuité temporelle, l’auteur pensait agir dans l’idée d’une Russie future, qu’il imaginait aguerrie par les épreuves. Il fallait être prêt « quand sonnera l’Heure future de la Russie » (6 octobre 1976). Pendant la période dite de la « stagnation », c’est dans cet espoir qu’il avait travaillé : « Il y a dans l’histoire des situations étonnamment bloquées, des périodes où il est impossible de faire quoi que ce soit, où les plus grands efforts ne feraient rien bouger d’un millimètre […] Dans des périodes comme celles-là, le plus sage est de ne pas chercher à faire bouger quoi que ce soit. Mais de travailler pour l’avenir. Une période dynamique arrivera tôt ou tard – et alors on aura besoin de chaque action d’envergure qui devra avoir été préparée à l’avance […] Tel est le but de La Roue Rouge » (31 octobre 1977).


D’autant plus sombre est le constat sur lequel se clôt le Journal : « La Roue a raté l’heure, il est trop tard » (28 novembre 1991). Mais l’impression n’en est que plus forte sur le lecteur, témoin d’une tentative littéraire (« un échec de génie » selon l’expression de Georges Nivat) à la limite des forces humaines, qui incarne la réflexion sur un régime totalitaire et ses conséquences dans une forme littéraire encore à découvrir. Cette recherche, où histoire, morale et littérature sont indissociables, donne au Journal de la Roue Rouge sa valeur unique. Françoise Lesourd, le 9 Novembre 2020.

 

Françoise Lesourd est professeure émérite à l’Université Jean Moulin (Lyon 3), spécialiste de l’histoire des idées en Russie et traductrice, notamment du Journal de la Roue Rouge d'Alexandre Soljénitsyne aux éditions Fayard.


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