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Des rives de la Volga aux rivages de la mer Jaune

Dernière mise à jour : 1 oct. 2021

Véronique Jobert a traduit les souvenirs exceptionnels de sa tante, qui, après avoir survécu au massacre de sa famille par les bolchéviks, narre ici sa fuite de la famine qui touche la Russie en 1921, un périple qui les mènera des rives de la Volga jusqu'aux rivages de la Mer Jaune.

Les rives de la Volga, en 1910, par Sergueï Prokudin-Gorskii.
Les rives de la Volga, en 1910, par Sergueï Prokudin-Gorskii.

Ekaterina Dmitrievna Ilyina, ma grand-mère, après avoir passé 18 ans en émigration à Harbin, s’installa à Shanghaï en 1938. En 1954 elle quitta la Chine pour Moscou, où vivait sa fille Natalia, rapatriée en URSS à la fin de 1947. Ekaterina Dmitrievna avait toute sa vie gardé les innombrables lettres écrites par sa mère de Leningrad, ainsi que ses propres archives. Elle rapporta tous ces documents précieux en URSS. A la mort de ma tante Natalia Ilyina qui était devenue écrivain, j’héritai de toutes ces archives familiales. J’ai déjà publié en Russie de nombreuses lettres d’Olga Alexandrovna Voeïkova, mon arrière-grand-mère. Cette dernière avait correspondu avec sa famille émigrée en Chine à partir de 1920.

Harbin, 1925. Olga Alexandrovna Voeïkova, Alek, Moussia, Alexandre Dmitrievitch Voeïkov
Harbin, 1925. Olga Alexandrovna Voeïkova, Alek, Moussia, Alexandre Dmitrievitch Voeïkov

J’ai retrouvé tout récemment un document resté inédit, écrit par sa petite fille Moussia, fille naturelle de son fils aîné Alexandre Dmitrievitch Voeïkov, émigré en Chine. Moussia était née en 1914 à Syzrane, sur les bords de la Volga. Elle avait échappé au massacre dont furent victimes en juin 1918 sa tante et sa grande-tante Mertvago dans leur propriété familiale et fut recueillie par sa grand-mère Olga Alexandrovna, qui avait elle-même trouvé refuge auprès d’une parente à Samara. Dans le récit poignant qui suit, elle raconte ses premiers souvenirs, remontant à cette époque. Or en 1921 sévit en Russie une terrible famine qui fit plus de cinq millions de morts. C’était il y a 100 ans. Elle est évoquée par Moussia.

Harbin. vers 1930. Moussia et Natalia Ilyina.
Harbin. vers 1930. Moussia et Natalia Ilyina.

En 1924 Moussia partit, accompagnée par sa grand-mère et son demi-frère Alek, rejoindre son père en Mandchourie. Comme sa mère, morte très jeune, Moussia souffrait de la tuberculose et en mourut en 1934, à l’âge de 20 ans. Elle a dû écrire ce récit en Chine, après son mariage en 1930 à Tsingtao. Elle parle dans ces pages de ses premières émotions de petite fille grandissant à la campagne, non loin de Syzrane. Elle évoque tous ceux qui l’entourèrent dans son enfance. Ce sont, notamment, sa tante Maria Dmitrievna Denissova, la fille cadette d’Olga Alexandrovna, avec son mari Vassili Denissov, et son cousin germain Ioura. Sa description des mœurs et coutumes de la paysanne pieuse Davydovna qui est la mère de Vassili, des fêtes religieuses ayant encore cours est un témoignage précieux et très émouvant.

Cette publication se veut un hommage à la mémoire de tous les membres de ma famille ayant traversé ces dures épreuves. Mention spéciale doit être faite de celle que Moussia appelle tante Nadia, la mère d’Alek. En juillet 2020 une plaque fut apposée à Saint-Petersbourg à leur « dernière adresse ». On peut y lire qu’en 1935 Nadejda Alexandrovna Bachmakova fut exilée à Astrakhan, à l’âge de 49 ans, comme « élément socialement dangereux », puis arrêtée à l’automne 1937 et fusillée le 17 janvier 1938 à Stalingrad.


Véronique Jobert

Paris, Juin 2021

Les souvenirs de Moussia


"Je ne me souviens pas de ma mère. Elle est morte à dix-neuf ans. Je ne connais pas non plus sa famille. Mon père m’a confiée, pour mon éducation, à sa cousine germaine, tante Katia Mertvago. C’était une propriétaire terrienne très riche et elle vivait dans sa propriété de Repiovka, dans le gouvernement de Simbirsk, avec sa mère Alexandra Alexandrovna Mertvago.


Je ne me souviens plus ni de l’une ni de l’autre, seules quelques images sont restées gravées dans ma mémoire. Une grande salle à manger, une armoire contenant des bonbons, le visage de tante Katia qui m’en donnait après le repas. Ma petite chambre avec une lampe à l’abat-jour vert, des signes de croix et des baisers quand je me couchais.


Je me rappelle un matin clair et ensoleillé. Tante Katia était revenue de quelque part avec des petits pains chauds et moelleux. J’étais assise sur le seuil avec ma nounou Raïssa, qui avait treize ans, et me chauffais au soleil.


Ensuite, il y avait eu des coups de feu, du feu, et ensuite, ensuite,… quelque chose de confus. Cinq années plus tard, on m’avait raconté que cette impression confuse, c’était la mort des Mertvago et d’un général qui habitait chez nous à l’époque, abattu d’un coup de fusil.


Par les récits de ma grand-mère, je sais que mon père était venu me chercher au village et m’avait emmenée, vêtue seulement d’une chemise, à Samara, où habitait toute notre famille. Nous habitions chez une propriétaire terrienne très riche, Varvara Vadimovna. Il lui restait des provisions des années précédentes et elle ne souffrait pas du tout de la faim. Nous, par contre, avons dû supporter à Samara une famine terrible, mais dans l’ensemble les souvenirs que je garde de Samara ne sont pas mauvais. Des rues sales, des Chinoises aux petits pieds portant des chaussons multicolores. La Volga avec ses bateaux et ses péniches, le jardin d’enfants avec ses cubes et ses chansons bolcheviques, les petites vieilles qui habitaient chez Varvara Vadimovna. Elles m’aimaient toutes beaucoup, l’une d’entre elles, je ne me souviens plus de son nom, me donnait à manger de vieux bonbons confits dans leur sucre, et m’apprenait à faire des cocottes en papier. Ou bien encore, à la tombée de la nuit, elle me prenait sur ses genoux et me parlait de l’enfer et du paradis, de Dieu et des anges, me racontait que Dieu avait créé le monde et puni les hommes. Et moi, le souffle court, la bouche ouverte, je buvais avidement ses paroles. J’avais alors six ans.


Puis nous sommes partis dans une maison de campagne à Jouravliovka. Je me rappelle l’orangerie, avec ses pêches sucrées, l’herbe haute avec de petites roses multicolores. À vrai dire, je n’ai pas de souvenirs très précis de Jouravliovka.


Lorsque nous sommes revenus à Samara, la famine faisait rage. J’allais souvent au marché avec Grand-mère. Je me rappelle de grosses bonnes femmes, sales, qui soulevaient le bas de leurs jupes et disaient : « Et c’est quoi ça, ma mie, tu vends des pommes de terre pour 1000 roubles, t’as pas honte ? » Alors une autre commère, montrant son poing, disait : « Attends donc, attends donc, bientôt que ça coûtera 3000 ». Et effectivement, les prix grimpaient à une allure vertigineuse. Voir un quignon de pain relevait du miracle. Je me rappelle que Grand-mère rapportait à la maison des bouts de pain et les mettait dans l’armoire, et moi je les volais, ne laissant à personne la moindre miette. Alors on se mit à cacher pour de bon le pain, mais moi, je le trouvais. Alors on se mit à le suspendre au plafond, et moi, petite et affamée, je passais et repassais et le regardais d’en dessous.


Mais nous sommes partis de Samara. Mon oncle s’était procuré un wagon à bestiaux pour se rendre à Moscou. Dans ce wagon voyageaient Grand-mère, ma tante, mon oncle, moi, un chien et une vache. Le voyage de Samara à Moscou dura deux mois. On attelait parfois deux locomotives à notre train de marchandises, de chaque côté, pour voir laquelle était plus forte. Cela faisait un chahut de tous les diables, causait des cahots et soubresauts qui nous faisaient tous tomber par terre. Et puis la vache se mettait à mugir si fort qu’on l’entendait dans tout le train. Ou alors on décrochait notre wagon du train et on nous déplaçait sur une voie de garage, et là, on restait une ou deux semaines, en attendant qu’on nous raccroche à nouveau.


Nous sommes arrivés à Moscou à cinq heures de l’après-midi. Ils sont tous partis, en me laissant veiller sur nos affaires. Enfin, un Monsieur est arrivé et m’a dit qu’il était mon oncle, il m’a assise dans un fiacre, a placé les bagages dans la remorque, s’est assis à côté de moi et a crié au cocher : « Rue Tverskaïa ». Il est resté silencieux tout le trajet.


Les grands immeubles, les trams, les sonnettes, les passants, tout cela m’a tellement abasourdie que j’en ai perdu la parole. Cet oncle que je ne connaissais pas ne me plaisait pas, et j’avais l’impression que les maisons et les trams voulaient m’écraser. Enfin, le cocher s’est arrêté. Nous sommes entrés dans une petite chambre au premier étage, toutes les affaires ont été mises en tas dans un coin, on m’a assise sur la malle, la porte a été fermée et personne n’est resté.


Il faisait déjà nuit. Il n’y avait personne. J’étais là, assise, et je pleurais. J’avais faim et j’avais terriblement peur du noir. Grand-mère est arrivée à dix heures, on m’a nourrie et couchée pour la nuit sur la malle.


La vie à Moscou n’était pas drôle. On était trois, dans cette petite pièce, avec un petit poêle sur lequel on préparait le repas, quand il y en avait un, sinon le poêle restait froid.


Il n’y avait que les soirs où Grand-mère m’emmenait quelque part avec elle qui étaient agréables. Je me rappelle les milliers de lumières, les vitrines des magasins, les fenêtres éclairées des immeubles aux multiples étages, les automobiles avec leurs deux yeux, le fracas des trams, les cloches qui sonnaient. Je fermais les yeux, m’agrippant à la main de Grand-mère, et il me semblait être dans un conte merveilleux, j’étais ivre de bonheur.


Le jour de la fête de la Vierge, en octobre, on me mit une robe marron, de vieilles bottes et une pelisse, on m’enveloppa dans le châle de ma grand-mère et on m’emmena dans un pensionnat. Là, des femmes me déshabillèrent et m’assirent dans une baignoire où se trouvaient déjà une dizaine d’enfants du même âge que moi. Puis on m’affubla d’une longue robe de paysanne et on m’assit dans un coin. J’avais beau pleurer, suppliant que Grand-mère m’emmène à la maison, crier, me débattre dans les bras de ces femmes, personne ne me prêtait attention. Grand-mère, qui était restée avec moi jusqu’à dix heures, partit, me signa, et me mit autour du cou une petite icône de cuivre que j’ai gardée jusqu’à maintenant. Je m’endormis, le visage baigné de larmes. Je me réveillai à l’hôpital. Une aide soignante faisait le tour des malades et prit ma température. J’avais 40° de fièvre. Par erreur on m’avait placée dans le pavillon des maladies contagieuses. Au bout d’un mois j’étais guérie et on me transféra dans un foyer sur le mont aux Moineaux.


Dans l’orphelinat on mourait de faim. Les enfants étaient pâles et décharnés, beaucoup s’évanouissaient. Je n’avais pas vu Grand-mère depuis deux mois car elle ne savait pas où on m’avait transférée.


C’est là que j’attrapai la rougeole, et en même temps le typhus et la diphtérie. Quand je fus guérie, je ne pouvais pas marcher et j’avais un abcès sur la tête, c’était une complication due au typhus.


Après un an et demi dans cet internat, nous sommes parties à la campagne avec Grand-mère chez tante Mara.


C’était une nuit d’hiver magnifique, éclairée par la lune. Nous marchions lentement avec Grand-mère dans un champ recouvert de neige. Devant nous s’étendait une route, droite comme une flèche, baignée du clair de lune. Nous venions de descendre du train, qui ne desservait pas le village. Les bagages étaient restés dans la gare, il fallut ensuite envoyer une carriole les chercher. Au loin apparaissaient progressivement des lumières. Malgré l’heure tardive, le village ne dormait pas encore. Des granges et des remises couvertes de neige apparurent. Une haie, une vieille barrière de guingois. Le portillon grinça, et nous entrâmes dans la cour. Un chien se mit à aboyer, on entendit le bruit de verrous et de pênes. L’accueil fut étrange. Tante Mara était très heureuse de revoir sa mère. Mon cousin Ioura m’embrassa fort et me pinça la main. Oncle Vassia me souleva, me tirailla gentiment les oreilles et me reposa par terre. Ensuite nous nous couchâmes tous, comme si de rien n’était et que nous vivions ici depuis toujours. Tante Mara m’inscrivit à l’école du village, où allait aussi mon cousin Ioura. La fin de l’hiver et l’été passèrent très vite, et au mois d’août Grand-mère et tante Mara partirent pour Saint-Pétersbourg. Moi, je restai au village.


Après le départ de Grand-mère et de tante Mara, nous déménageâmes dans la fabrique où se trouvait l’école dont tante Mara avait été nommée directrice. Nous y arrivâmes au début de l’automne.


Je me souviens bien de notre maison de quatre petites pièces, avec la véranda vitrée qui donnait sur un champ. Par la fenêtre on voyait une forêt d’arbres feuillus, déjà jaunissants. Il y avait non loin un cimetière musulman sans croix, avec des stèles étranges. Au-delà du cimetière se trouve un ravin un peu humide, mais plein de pâquerettes et d’autres fleurs des champs. De l’autre côté il y avait aussi une forêt, une vieille maison tout en ruines sur une colline. La pluie avait tellement détrempé la brique qu’on ne pouvait la saisir avec les mains. C’est dans cette maison qu’habitait autrefois la famille de mon père, mais à présent elle était là, vieille, toute décrépite, silencieuse. Tout autour, ce n’étaient que ténèbres et désordre, comme si un cercueil était posé là avant la mise en terre. Je restai longtemps plantée là, à regarder la maison, en m’imaginant des marquises comme il y en a dans les vieux contes, j’entendais de la musique et des voix inhabituelles. Des feuilles mortes crissèrent sous mes pieds et je compris qu’il n’y avait rien de tout cela, que cela n’avait peut-être même jamais existé.


Je dévalai le sentier pour fuir ce silence et cette obscurité. Voici la lisière de la forêt, un premier ravin, un second, un buisson de roses jaunes, une barrière et un vieux jardin. Un cabanon tout décati et branlant, où habitait le gardien. J’aimais ce jardin. De grands pommiers aux branches chargées de reinettes, des poires mûres et fondantes, des pommes rouges, des pastèques pleines de sucre, des melons tendres et embaumants. Derrière le jardin il y avait un étang à moitié couvert de roseaux. Le soir, on y entendait coasser des grenouilles. Mes meilleurs souvenirs viennent de là.


Tante Mara revint au début de septembre avec mon demi-frère Alek. Au début je ne l’aimais pas, j’en avais peur, mais ensuite je me suis habituée et je finis par l’aimer, d’autant plus qu’il me défendait toujours quand nous nous battions avec Ioura.


Les garçons s’installèrent dans une cabane, pour surveiller le jardin. Ils venaient rarement à la maison, seulement pour se changer et prendre du pain. Moi, par contre, je leur rendais souvent visite, dès que le soleil se cachait derrière la forêt, et que le crépuscule bleuté recouvrait la terre, que les grenouilles dans l’étang se mettaient à coasser, j’approchais doucement de la cabane avec un panier. Nous restions là, assis tous les trois, à nous goinfrer de pastèque et de melon, et quand il n’en restait plus que les peaux, Ioura et Alek m’en barbouillaient, puis me chassaient de leur cabane. Les larmes aux yeux, toute barbouillée, avec cinq pommes dans le panier, je me traînais jusqu’à la maison. En traversant la forêt, je fermais les yeux, j’avais peur. Mais parfois nous restions tranquillement ensemble à bavarder, mais cela arrivait très rarement. Après quoi les deux cousins me raccompagnaient à travers la forêt, je ne fermais plus les yeux, je ne pleurais pas, et mon panier était rempli à ras bord de pommes.


À la fin de l’automne, Alek repartit. Tout devint vide et ennuyeux. Les feuilles tombèrent, les pluies arrivèrent, la forêt était là, sombre et morne. On y entendait souvent hurler les loups et siffler le vent. Les cours reprirent à l’école et tout le monde se mit au travail.


Parfois, avec Ioura, nous chaussions nos bottes chaudes et enfilions nos pelisses pour aller dans la forêt abattre un arbre. On enfonçait dans la neige jusqu’aux genoux, les branches sèches nous égratignaient le visage, manquaient d’entrer dans les yeux. Une fois repéré l’arbre à abattre, Ioura me disait de le tenir, et lui, brandissant une hache aiguisée, il frappait tout près des racines. On entendait un gémissement et le bruissement des branches, le cri d’un oiseau qui se posait sur une autre branche, puis s’installait à nouveau le silence.


Les soirs où brillait la lune, tante Mara nous prenait, Ioura, notre vieux chien Kaère et moi, pour descendre la colline en luge. Assis à trois sur une petite luge tout étroite, nous dévalions la colline droit sur l’étang. On en avait le souffle coupé, de froid et de peur, on fermait les yeux, on agrippait, impuissant, le dos de quelqu’un. Parfois l’un de nous tombait en route, et nous culbutions tous, mais on était joyeux et heureux.


Pour Noël nous nous déguisions dans de drôles de costumes et faisions le tour des maisons pour amuser les voisins. Il n’y avait que les leçons à l’école qui nous assombrissaient parfois l’humeur.


Au printemps, quand la neige tenait encore, que par endroits apparaissait de l’herbe, je courais dans la forêt ramasser les perce-neige. Le soleil printanier, la forêt en éveil, les perce-neige soyeux et tièdes, l’arrivée des alouettes remplissaient mon cœur de joie et de bonheur.


L’été passa, et à l’automne on me ramena à Tomychovo, chez Davydovna, et l’on me remit dans l’école du village.


Je me rappelle les longues soirées d’hiver, quand la tempête de neige faisait rage derrière la fenêtre et que nous restions là, avec Davydovna, dans l’izba bien chauffée et éclairée par une lampe à pétrole. Elle filait pendant que je lisais ou faisais mes devoirs. Ensuite, après avoir fait nos prières, nous nous couchions sur le poêle et nous nous endormions. On entendait dans la cheminée la complainte du vent, comme s’il s’invitait à l’intérieur.


Le dimanche j’allais à la messe et, de retour à la maison avec les filles du village, on s’amusait et on riait. À la maison, Davydovna nous donnait une soupe et une bonne tourte aux pommes de terre.


Pendant le Carême de Noël, Davydovna me faisait manger maigre, et quand je pleurnichais et refusais de manger, elle sortait, furieuse, la cruche de lait recouvert d’une épaisse couche de crème, m’en donnait avec un quignon de pain noir, et me disait : « Bon, mange, gredine, que Dieu me pardonne ! » Je mangeais en balançant les jambes, et Davydovna disait : « Prends garde qu’on ne te coupe la langue, espèce de mécréante. »


Le samedi, quand je rentrais de l’église et que dehors il faisait noir et un froid à fendre les pierres, Davydovna allumait une chandelle de suif, la plaçait à côté des icônes de cuivre dont le décor commençait à s’effacer. Puis elle se mettait à genoux et faisait de grands signes de croix, avec deux doigts. Je me tenais debout, à côté d’elle, scrutant les icônes à moitié effacées, et je me rappelais la vieille femme de Samara, qui me parlait du Dieu courroucé qui avait châtié les hommes. Je me mettais machinalement à réciter à voix basse les prières que je connaissais, que j’agrémentais de demandes de mon cru, pour que Dieu le tout puissant ne se fâche pas contre moi. L’izba était plongée dans la pénombre et le silence, on entendait seulement de temps à autre les soupirs profonds de Davydovna, les prières qu’elle murmurait et le frou-frou de ses jupes épaisses quand elle se mettait à genoux.


Puis vint Mardi gras. Davydovna prépara pour le déjeuner de délicieuse crêpes, bien luisantes de beurre, posa sur la table un pot de crème, invita quelques voisines qu’elle régala. Elles mangeaient avec gourmandise, trouvaient les crêpes très bonnes et n’arrêtaient pas de se plaindre de quelque chose en poussant des soupirs. Moi, on me mit dans un traîneau avec les enfants des voisins et on nous emmena faire un tour. De tous côtés, on entendait hennir les chevaux, grincer les traîneaux, sonner les clochettes, les éclats de rire et les cris des enfants et des jeunes.


Pendant la Semaine sainte, la neige avait déjà fondu, l’herbe verdissait déjà, les étourneaux arrivaient, et les alouettes commençaient à chanter. Je devais aller à l’église avec les filles du village faire pénitence. Avant de me rendre à la confession, je me mis à genoux devant Davydovna, j’embrassai sa joue toute ridée et lui demandai de me pardonner. Ensuite elle me fit longuement la leçon pour ce qu’il fallait dire à confesse. « Si on te demande si tu as péché, réponds bien : "J’ai péché, mon père", et puis surtout, pas de mensonge, tu m’entends, t’entends ce que j’te dis ? » Il faisait clair dans l’église, les rayons obliques du soleil tombaient sur les foulards colorés des filles et créaient une ambiance de fête. La voix du diacre était monotone et ennuyeuse, mais dans tout ce silence, dans ces vieilles icônes mal entretenues, il y avait quelque chose de sublime, de solennel. Je n’oublierai jamais cette première confession et le sentiment que j’en éprouvai par la suite. Tout me sembla soudain si joyeux, si gai et lumineux, j’avais envie de rire et de pleurer, d’embrasser et d’enlacer tout le monde. Combien de fois me suis-je confessée depuis, pourtant je n’ai plus jamais éprouvé cette sensation, et plus jamais, même aux moments les plus heureux de ma vie, la vie ne m’a semblé aussi joyeuse et légère.


Le pommier était en fleurs. J’étais étendue sur l’herbe, je regardais le ciel bleu. À quoi pensais-je alors, je ne m’en souviens pas. Il me semblait toujours, je ne sais pour quelle raison, vivre dans un conte de fées, je ne savais pas à l’époque qu’il existait quelque part un pays lointain, inconnu, et pourtant je pensais que la vie changerait, que mon conte de fées me montrerait beaucoup d’autres images intéressantes. Et en contemplant ce pommier blanc, la petite fille que j’étais éprouvait une frayeur inconsciente devant son conte.


Le dimanche d’après Pâques fut célébré le mariage d’un parent de Davydovna. J’y étais. Toute la journée on fit la noce, en buvant, en mangeant, en criant. Le soir on dansa au son de la balalaïka et on chanta des chansons villageoises. J’étais assise avec d’autres enfants sur le poêle à regarder les robes bariolées, les visages rieurs, le sol jonché de graines de tournesol. Tout cela tournait et sautait dans mes yeux, et le sommeil me gagnait.


L’été, j’allais voir les paysannes battre les céréales. Quand le soleil se couchait, je me tenais près du portail et attendais que le berger ramène le troupeau. Ensuite, une fois les vaches et les brebis parquées dans l’étable, je m’asseyais sur le seuil et rêvassais. Après avoir trait les vaches, nous buvions avec Davydovna du lait tout frais et chaud avec du pain noir.


Un autre hiver passa, puis, au début du printemps, tante Mara revint et annonça que j’irais à Petrograd, puis en Chine. Pour moi c’était étrange et difficile à comprendre. Les paysannes venaient et jasaient : « C’est qu’ là-bas elle portera des bottillons dorés et mangera des brioches bien blanches, c’est-y pas la chance qui sourit à l’orpheline. » Davydovna les regardait de biais en silence, et quand elles étaient parties, elle disait : « De la tchatche, ça, elles en ont à revendre. Surtout, ne les écoute pas, Moussia, je ne sais pas ce que c’est comme pays, la Chine, mais sache que des bottes dorées, tu n’en verras pas. » Mais moi, j’aimais bien écouter les conversations des paysannes, je voulais croire que j’aurais des brioches bien blanches et des balles de caoutchouc, et en même temps, tout au fond de moi, cette nouvelle vie me faisait peur.


Me voilà de nouveau dans le bâtiment de la fabrique. C’est le soir. Le chariot est avancé. On charge les affaires et on prend congé. Tante Mara partait avec moi à Petrograd. Ioura m’embrassa, puis s’écarta. Oncle Vassia me tirailla les oreilles et me dit quelque chose en guise d’adieu.


Nous avancions lentement, nous traversions à gué une rivière. La lune se leva de derrière la forêt et éclaira la route. À l’est apparut tout d’un coup une lueur d’incendie, qui devenait de plus en plus forte. Le cocher marmonna d’un ton fâché : « Ça brûle quelque part ». Je me serrai contre ma tante et observai la lueur écarlate. Une terrible inquiétude me gagna, doublée de mélancolie, de perdre quelque chose pour toujours, j’avais l’impression que cela se consumait dans cette lueur écarlate.


Nous arrivâmes à Petrograd par un jour gris de printemps. L’air, la neige fondante, les grands immeubles, tout cela me parut gris, humide, mais agréable.


Nous montâmes quelque part au sixième étage. Nous fûmes accueillis par Grand-mère, tante Alina et Katioucha. Tante Alina et Katioucha me plurent beaucoup. Je me souviens des soirées que nous passions tous réunis dans la salle à manger. Tante Alina se mettait au piano et chantait, s’accompagnant elle-même. À ces moments-là, je ressentais au plus profond de moi quelque chose de doux, de délicat et d’agréable. Recroquevillée en chien de fusil sur le divan, j’écoutais cette voix sonore, je pensais à ma mère, j’aurais tellement aimé qu’elle fût ici, à mes côtés. Quand je me couchais, je pleurais sans raison, mais tante Alina venait me consoler.


À Petrograd, je retrouvai mon demi-frère et sa mère, tante Nadia. Parfois, j’allai même passer une semaine chez eux.


Tante Nadia était une personne étonnante. Je me souviens d’elle dans une grande pièce grise, m’asseyant sur le divan pour me lire des contes intéressants ou m’apprendre à confectionner des œufs à la neige. J’avais toujours l’impression qu’il y avait en elle quelque chose de doux et d’agréable, qu’elle était pleine d’histoires passionnantes, et cela, je ne le trouvais chez personne d’autre. Alek me prenait sur ses épaules, m’apprenait à danser la valse et la polka, ou bien il m’emmenait en promenade à travers la ville, sur les bords de la Neva, en me racontant l’histoire de la ville.


Voici venus les préparatifs de la fête de Pâques, on fait le ménage dans l’appartement, c’est plein d’odeurs de bonnes choses. Avec Grand-mère et Katioucha nous allions dans les magasins acheter de minuscules œufs en sucre contre de petites pièces argentées. On n’avait pas le droit de les manger, mais ils étaient tellement jolis : bleus, verts, avec des rubans et des étoiles. À la maison, avec Katioucha, nous léchions les casseroles et les cuillers, nous sentions les biscuits qui sortaient du four.


Pendant la Semaine sainte Grand-mère allait souvent à l’église. Je me rappelle son visage, quand elle priait Dieu, appuyée sur sa canne. Quel visage elle avait ! Des larmes coulaient lentement sur ses joues et tombaient goutte à goutte sur le sol, et dans ses yeux il y avait tant de foi, de foi profonde, exceptionnelle. Je n’étais alors qu’une toute petite fille et je ne comprenais pas Grand-mère, je ne comprenais pas sa vie, sa foi et son amour pour les hommes."


Traduit du russe par Véronique Jobert

 

Véronique Jobert est agrégée de russe, professeur émérite de l’université de Paris-Sorbonne. Elle a publié en Russie plusieurs volumes de lettres écrites par son arrière grand-mère, et continue de travailler sur de riches archives familiales rapportées de Chine en URSS en 1954.

Véronique Jobert
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