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Photo du rédacteurYves Hamant

Yeschoua dans le roman de Mikhaïl Boulgakov est-il le Christ ?

Dernière mise à jour : 25 sept. 2020


Portrait de l'écrivain russe Mikhaïl Boulgakov (Михаил Афанасьевич Булгаков) (1891-1940) dont YMCA-Press fut la première maison d'édition de nombreuses de ses oeuvres (Coeur de Chien, le Maître et Marguerite).

A l’approche de Pâques, j’ai relu l’évocation de la Passion dans le livre culte de Mikhaïl Boulgakov « Le Maître et Marguerite ». Rappelons que le roman tourne autour de trois sujets qui s’entremêlent : le drame d’un écrivain interdit par la censure et son idylle avec sa muse, Marguerite, la satire de la société soviétique des années 1930 confrontée à un démon, Woland, débarquant à Moscou avec ses acolytes et, roman dans le roman, le récit du procès de Yeshoua Ha Nozri et de son supplice sous Ponce Pilate.

Il m’a semblé intéressant de s’interroger à nouveau à ce propos sur le rapport entre ce Yeshoua de fiction et le Christ des Evangiles. J’ai retrouvé quelques notes et, surtout, une réponse du père Alexandre Men à une interview qu’il a donnée en 1990, quand, à la faveur de la perestroïka, il est sorti de l’ombre. La journaliste lui a notamment demandé :

« Pour notre génération, celle des années 1970, l’une des principales sources d’information sur les événements évangéliques et sur le Christ est le roman de Boulgakov « Le Maître et Marguerite ». Dans quelle mesure nos idées étaient justes, nous pouvons en juger par nous-mêmes depuis que nous avons la possibilité de lire l’Evangile. Mais le paradoxe de la situation tient à ce que ce roman nous empêche d’accéder à la source originale. Boulgakov en tant qu’écrivain a décrit les événements de l’Evangile de manière si convaincante que beaucoup d’entre nous, aujourd’hui, en lisant l’Evangile selon Matthieu après l’Evangile selon Boulgakov, voient devant eux non pas Jésus Christ, mais le Yeshoua de Boulgakov. »

Le père Alexandre Men a répondu :

« C’est une vaste question sur laquelle il faudrait revenir. Pour vous répondre rapidement. Bien sûr, « Le Maître et Marguerite » est un chef-d’œuvre. Mais le Yeshoua de Boulgakov n’a rien à voir avec le Jésus de Nazareth des Evangiles. C’est un rêveur, un naïf philosophe errant qui s’adresse à tout un chacun en lui disant « homme bon ». Le Christ des Evangiles n’est pas du tout ainsi. De la force émane de lui. Il peut être sévère, dur même. Il dénonce rudement les tenants du pouvoir : Hérode, les scribes et les pharisiens. Il ne cherche pas la vérité, il EST la vérité. Ce n’est pas un errant, mais, comme l’a dit de lui Chesterton, il est parti en campagne contre les forces du mal. Sans parler de la déformation des événements évangéliques eux-mêmes dans le roman. Boulgakov a utilisé une hypothèse à la mode à l’époque selon laquelle les évangélistes n’ont pas rapporté les événements évangéliques tels qu’ils s’étaient passés (par exemple Henri Barbusse, dont le livre sur le Christ a été traduit en URSS en 1928, insistait là-dessus). Le seul motif évangélique authentique chez Boulgakov, c’est celui du « lavement des mains », le motif de la trahison. Pilate, le Maître lui-même et beaucoup d’autres, chacun à sa façon, se sont trahis eux-mêmes et ont trahi les autres. C’était un sujet particulièrement sensible à cette époque de dénonciations et de débauche d’exactions… »
Le père Alexandre Men, figure spirituelle orthodoxe de la Péréstroïka, mort assassiné en 1990 à cinquante ans alors qu'il se rendait à son église.

Dans un article consacré à l’image du Christ dans la littérature soviétique, Françoise Flamant, professeur de littérature russe à l’université d’Aix-en-Provence, et le père François Rouleau, théologien, relevaient que Boulgakov, dans la description du procès et de la passion, se rangeait à une interprétation minimale en ne retenant que les faits qu’une critique historique impitoyable pouvait laisser subsister : le contenu de sa prédication ne dépassait guère un honnête tolstoïsme. Les deux auteurs concluaient que la lecture de l’Evangile que faisait Boulgakov était assez comparable à celle de David Strauss, dont « La vie de Jésus » montrait un Christ simplement homme. La veuve de l’écrivain, Elena Boulgakov, que j’avais interrogée en 1967, considérait que, si le Christ de Boulgakov était dans la ligne de Strauss et de Renan, auteur, lui aussi, d’une « Vie de Jésus » ayant fait scandale, il s’en était fait cependant sa propre image.

Les deux auteurs remarquaient cependant que, si Yeshoua n’était pas Dieu, l’auteur croyait au moins au diable et que, si l’on croit au diable, on doit bien croire en Dieu !

L’argument est un peu sollicité. Dans la même conversation, Elena Boulgakov m’avait dit que, durant sa vie, Boulgakov n’avait pas été un homme religieux. Elle ne m’a pas dit qu’il ne croyait pas en Dieu, mais c’est ce qu’il fallait comprendre.

« Il ne se tourna vers la religion que dans les derniers jours de sa vie, répétant les mots de « pravda, istina » (vérité), sur son lit de mort. »

Mais s’agissait-il de religion, de foi et non, plutôt, d’une certaine spiritualité ?

Quant à Woland, est-il vraiment le diable ? N’agit-il pas plutôt en justicier qu’en tentateur incitant au mal ? Revenons à Alexandre Men.

« Je pense que, dans la personne de Woland, Boulgakov (tel Lermontov) n’a pas du tout représenté le diable. C’est juste un masque. Rappelez-vous l’épisode conclusif du vol. L’écrivain a pris le vieux sujet de la « visite mystérieuse », de la venue sur terre de personnages venus d’autres mondes. En faisant se heurter ces nouveaux venus issus d’autres dimensions avec les gens ordinaires, l’écrivain a la possibilité de porter un jugement sur toute la société. Remarquez que les principes moraux qui guident Woland ne sont pas du tout « diaboliques » et qu’il est plus haut que les gens qu’il visite. »

Françoise Flamant et François Rouleau concluent que le roman, par son jeu de références symboliques et leur interaction avec une satire à clé, est « censé supporter une métaphysique du bien et du mal dont la profondeur demeure bien souvent obscure ».

« Ce qui est au cœur de l’œuvre, c’est le drame de l’écrivain persécuté. »

Yves Hamant.




Sources : « Ogoniok », 1990, N°13

Françoise Flamant et François Rouleau, « L’image du Christ dans la littérature soviétique » (Références à rechercher).

Entretien avec Elena Sergueievna Boulgakova, Moscou, 1967.


Professeur émérite d’études slaves à l’université Paris-Ouest-Nanterre, Yves Hamant fut aussi le premier traducteur de l'Archipel du Goulag d'Alexandre Soljénitsyne. Il a bien connu le Père Alexandre Men dès les années 70 et s'est entretenu avec Elena Sergeevna Boulgakova, veuve de l'écrivain. Les propos rapportés dans cet article sont issus de cette entrevue.
Yves Hamant, auteur de ce billet, ici au Centre culturel Alexandre Soljenitsyne tenant un exemplaire de l'Archipel du Goulag dont il fut le premier traducteur.

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