Les ambiguïtés françaises face à la dissidence soviétique : les chèvres, les choux et les canards sauvages.
Avec la libération de Léonid Pliouchtch, la gauche semble avoir enfin arraché à la droite la défense des libertés à l'Est. Dans Le Nouvel Observateur, Bernard Guetta raconte l'arrivée en Autriche de l'ex-prisonnier, dont la voix "portera aussi fort" que celle de Soljénitsyne, mais "pas dans la même direction". Léonid Pliouchtch est bouffi par les médicaments, il tient à peine sur ses jambes, mais ses premiers mots, prononcés avec peine, auraient été : "Vous savez, je suis communiste [61]."
Jean Daniel parle d'une "libération exemplaire", parce que - et les mots sont forts - "aucune exploitation de droite, aucune tâche ne la souille [62]". Peu après, il déclarera que Pliouchtch, à la télévision, avait "le visage du socialisme [63]". Le Secrétaire général du Syndicat National des Instituteurs, qui prend en charge le séjour en France du dissident, explique avoir voulu éviter que celui-ci "soit à la merci des organisations de droite, toujours prêtes à utiliser un opposant au pouvoir soviétique [64]".
Il est difficile de ne pas penser ici à un courrier adressé, peu après, à l'ex-prisonnier par une grande dissidente de Russie, Tatiana Khodorovitch. Linguiste, mère de quatre enfants, elle n'a pas ménagé ses efforts pour attirer l'attention de l'opinion publique sur Pliouchtch, le sauver et soutenir sa famille. Dans ce courrier, elle lui pose la question rhétorique : "Savais-je, en commençant à me battre pour votre libération que vous étiez un marxiste, c'est à dire un homme prônant une idéologie qui refuse tout ce qui m'est sacré : Dieu, le christianisme, la liberté comme le bien suprême et inaliénable de l'homme (...) ?" Elle y répond sans ambiguïté : "Bien-sûr que je le savais. Et pourtant, je me suis battue [65]." Les dissidents soviétiques ont compris qu'ils ne devaient pas être d'accord avec quelqu'un pour tenter de l'arracher à sa prison. Tous, dans la gauche française, n'en sont pas là.
Très rapidement, Léonid Pliouchtch va les forcer à réfléchir aux catégories qu'ils s'imposent. À peine arrivée en France, Tatiana Pliouchtch avoue ne pas avoir les mêmes idées que son mari et se sentir "plutôt proche de Soljénitsyne [66]". Léonid Pliouchtch lui-même, s'il ne renonce pas au marxisme, reconnaît aimer beaucoup l'auteur de L'Archipel du Goulag [67]. Surtout, il fait passer la défense des droits de l'homme avant la politique : dans toutes ses déclarations, il appelle à défendre les dissidents emprisonnés, quelles que soient leurs opinions. Il met si rapidement à nu les contradictions internes du PCF que, dès le mois de février 1976, Henri Malberg, membre du Comité Central, déclare ne partager "vraiment pas" les idées de Pliouchtch : "Il est déjà visible qu'il exprime des points de vue que nous ne reprendrons certainement pas à notre compte [68]"... Leurs relations ne cesseront plus de se tendre.
À gauche toutefois, ils sont de plus en plus nombreux à comprendre qu'un engagement pour les libertés en URSS n'implique pas une affiliation à droite. Ainsi, en juillet 1976, Les Temps Modernes qui ont si longtemps refusé d'émettre la moindre critique à l'encontre de la Patrie des Travailleurs, publient un article dans lequel Pierre Rigoulot s'adresse aux "intellectuels "gauchistes"". Il les appelle à "dénoncer le manque de liberté en URSS et l'existence des camps", même si "la bourgeoisie occidentale le fait depuis longtemps" : "Il faut admettre ce voisinage et refuser l'amalgame. Car nous ne voulons ni du Goulag russe, ni des stades chiliens, ni de Brejnev, ni de Ford. On ne veut pas la peste parce qu'on dénonce le choléra [69]."
C'est dans ce contexte qu'un nouveau combat se développe en France et agrége des gens aux tendances très différentes : il s'agit de faire libérer Vladimir Boukovski, condamné à sept ans de camp et cinq ans de relégation en 1972 parce qu'il a dénoncé les abus psychiatriques. À trente-trois ans, le jeune homme a déjà passé des années dans les prisons, les camps et les hôpitaux psychiatriques soviétiques.
Le 24 octobre 1976, le Comité des mathématiciens organise, à la Mutualité, un nouveau meeting, soutenu par Amnesty International, mais aussi par le PS, la CFDT et la FEN. Il demande la libération de six prisonniers politiques : un Tchèque, un Urugayen, un Bolivien, un Chilien, ainsi que deux Soviétiques : Vladimir Boukovski et Sémion Glouzman. Avant ce meeting, Laurent Schwartz déplore qu'aucune personnalité représentative du PCF ou de la CGT n'ait annoncé sa venue [70]. Pourtant, depuis des mois, la mère de Vladimir Boukovski multiplie les lettres à Marchais pour que celui-ci intervienne en faveur de son fils.
À la dernière minute, le Parti envoie une délégation menée par Pierre Juquin. Celui-ci reprend, dans son intervention, tous les arguments éculés du PCF : rappelant que "socialisme et liberté sont synonymes", il dénonce "cette entreprise de mensonge et de calomnie systématique, de dénigrement et de discrédit global qui constitue l'antisoviétisme", et il refuse que l'URSS soit mise sur le même plan que l'Uruguay ou le Chili [71]. Le PCF ne maintiendra plus longtemps son intenable position, mais, pour l'instant, il est déterminé à en tirer un profit électoral maximal. Il imprime donc le discours de Pierre Juquin à six millions d'exemplaires, afin de "porter à la connaissance de l'opinion publique ce qu'on lui cache : le combat des communistes pour la liberté [72]".
En décembre 1976, Vladimir Boukovski est échangé contre le responsable du Parti communiste chilien, Luis Corvalan. Le jeune homme sait se garder des chausse-trappe idéologiques : certes, il déclare, sans agressivité, n'être ni communiste, ni socialiste, et considérer que "le communisme mène au totalitarisme", mais surtout, il rappelle que la défense des droits de l'homme prime sur les positions politiques de chacun [73]. Rendant hommage à Soljénitsyne comme à Pliouchtch [74], il explique que l'opposition soviétique n'appelle pas à un changement de système politique, mais veut informer la population pour que celle-ci puisse exprimer librement sa volonté [75].
Ce faisant, Vladimir Boukovski rappelle ce que les dissidents de Russie répètent depuis des années : ils forment une opposition morale, exigent la liberté et les droits fondamentaux de l'homme, mais ne revendiquent pas le pouvoir et ne proposent pas de programme politique. Ils "ne sont pas dans le camp des réactionnaires ou dans le camp des révolutionnaires" mais, souligne Vladimir Boukovski, "dans le camp de concentration [76]".
Le message semble passer et cette année 1977 marque l'apogée de la "mode" des dissidents en France. Désormais, les personnalités les plus diverses se mobilisent pour les défendre. C'est alors que Léonid Pliouchtch déclare que la libéralisation du PCF est superficielle et peu crédible. D'après lui, le PCF n'ose pas engager un véritable dialogue avec les dissidents soviétiques, veut garder ses illusions sur l'Union soviétique et, même lorsqu'il demande la libération des prisonniers politiques, il le fait "à contre-cœur et plutôt par soucis de propagande [77]" ! Le "bon dissident marxiste" vient de réduire à zéro les efforts du PCF pour gommer, extérieurement, son paradoxe. Il n'hésitera pas non plus à mettre la droite à nu.
Pour le gouvernement de droite, soutenir la dissidence, c'est aller contre la détente.
Les partis de droite sont à fait disposés à admettre que l'URSS est le pays du Goulag et que sa nature répressive trouve sa source dans les écrits de Marx, mais ils n'en soutiennent pas la dissidence avec ardeur pour autant. En effet, les gouvernements français successifs tiennent, tout autant que le PCF, mais pour d'autres raisons, à leurs excellentes relations avec l'URSS et ils refusent de sacrifier celles-ci à quelques principes éthiques, même réaffirmés dans les accords d'Helsinki de 1975. Entre sa défense proclamée des libertés et ses ambitions commerciales, la droite est, elle aussi, écartelée.
En février 1974, alors qu'Alexandre Soljénitsyne venait d'être expulsé d'URSS, Andreï Gromyko, ministre des affaires étrangères, a été reçu à Paris. Il a eu une longue conversation avec son homologue français, Michel Jobert, au cours de laquelle le cas de l'écrivain n'a même pas été évoqué [78]. Valéry Giscard d'Estaing, qui n'était encore que ministre des finances, a déclaré que "l'Occident ne (devait) pas faire d'exploitation de cette affaire (Soljénitsyne)" et qu'après tout, le procédé employé était "moins cruel que celui pratiqué en d'autres temps ou dans d'autres pays vis-à-vis d'intellectuels opposants [79]" ! Le ministre du travail Georges Gorce a approuvé ces propos et ajouté :
"L'Union soviétique est ce qu'elle est, un État fort, prudent et réaliste, amical dans la mesure où son intérêt peut coïncider avec le nôtre (et cela arrive souvent), avec lequel nous souhaitons développer largement nos échanges et que nous respectons comme nous souhaitons en être respectés [80]."
Cette stratégie a été payée de retour. La Pravda a dénoncé la campagne antisoviétique qui aurait sévi en France, mais elle s'est déclarée fort satisfaite des déclarations de Valéry Giscard d'Estaing, Olivier Guichard ou Jacques Chirac [81]. Entre le premier et le deuxième tour de l'élection présidentielle de mai 1974, l'ambassadeur soviétique en France a rendu visite au chef de l'UDF, ce qui était une façon claire d'indiquer la préférence du Kremlin.
Valéry Giscard d'Estaing s'est rendu pour la première fois à Moscou en octobre 1975, alors que le Prix Nobel de la Paix venait d'être attribué à Andreï Sakharov. Il a multiplié les attentions envers ses hôtes et a été le premier président français à fleurir le mausolée de Lénine, geste en principe réservé aux dirigeants des pays socialistes. Il ne s'est guère montré pressant pour défendre la troisième corbeille d'Helsinki, celle des droits et des libertés, jugeant, d'après Le Monde, "plus politique de ne pas brusquer" les dirigeants soviétiques [82]...
Ces excellentes relations déplaisent au PCF qu'elles placent dans une position difficile : comment critiquer le capitalisme au pouvoir en France et exprimer son soutien quasi-inconditionnel à l'URSS, si les deux s'entendent comme larrons en foire ? Quant aux dissidents, ils gênent là encore, eux qui appellent l'Occident à ne pas faire un chèque en blanc au Kremlin, mais à exiger qu'une libéralisation intérieure accompagne et conditionne le développement des échanges commerciaux. Le gouvernement français préférerait qu'ils gardent le silence, une fois installés en France, et Jacques Chirac, alors premier ministre, l'a clairement dit lorsqu'il a souhaité la bienvenue à Léonid Pliouchtch :
"Je crois que ceux qui profitent de leur présence en France pour faire de l'action politique, notamment orientée vers la critique des pays dont ils sont originaires, ont tort. Cette attitude n'est pas conforme à une certaine idée que je me fais de la morale. Cela n'est pas conforme en tout cas aux intérêts de la France [83]."
Un an plus tard, l'"affaire Amalrik" confirme que les dissidents soviétiques et la droite gouvernementale n'apprécient pas de la même façon la nécessité de s'engager pour la défense des droits de l'homme en URSS.
Au début de l'année 1977, les gouvernants français souhaitent d'autant moins irriter l'Union soviétique que Léonid Brejnev doit visiter Paris en juin. Interrogé sur "le silence de la France face à la contestation à l'Est", Valéry Giscard d'Estaing précise que son attitude est dictée par deux principes : la "non-ingérence dans les affaires intérieures des autres États" et la volonté que l'Acte d'Helsinki soit respecté [84]. Ces deux principes sont bien évidemment contradictoires, à moins de considérer que seule la France doit respecter ces accords. L'attitude du gouvernement français frappe d'autant plus que les États-Unis viennent d'adopter une politique très différente : leur nouveau président, Jimmy Carter, affirme la primauté de la défense des droits de l'homme dans sa politique étrangère et écrit à Andreï Sakharov pour l'assurer de son soutien.
Or, en février 1977, Andreï Amalrik, historien russe émigré qui représente à l'étranger le Groupe pour l'Aide à l'Application des Accords d'Helsinki en URSS [85], demande à être reçu par Valéry Giscard d'Estaing et à rencontrer Georges Marchais, François Mitterrand et Jacques Chirac. Il souhaite attirer leur attention sur les répressions qui s'abattent sur les dissidents soviétiques. Peu soucieux de déplaire à Moscou, Valéry Giscard d'Estaing refuse de recevoir Andreï Amalrik et charge un fonctionnaire du Quai d'Orsay de le faire à sa place. Mais le jeune historien insiste pour rencontrer le chef de l'État ou un membre important du gouvernement.
Dans la presse, il accuse Valéry Giscard d'Estaing d'être le cheval de Troie désigné par Brejnev pour empêcher la formation d'un front occidental de soutien aux contestataires de l'Est. Il démontre que, contrairement à ce que le Kremlin affirme, se soucier des droits de l'homme ne signifie pas s'ingérer dans les affaires intérieures soviétiques : les normes morales doivent être les mêmes partout dans le monde [86].
Le 23 février, Andreï Amalrik se rend à l'Élysée pour une grève de la faim symbolique. Il est conduit au Commissariat de Police, puis, relâché, rejoint le palais présidentiel. Sous la surveillance d'un important service d'ordre, il brandit une pancarte : "Exigez l'application des accords d'Helsinki." Il exprime ainsi la revendication de toute la dissidence, en URSS comme en Europe de l'Est, et c'est la voix de ces contestataires qu'il cherche à faire entendre aux gouvernants français. En vain. Andreï Amalrik force, en tout cas, l'État français à aller au bout de sa logique.
Quant aux partis de gauche, ils n'auraient pas agi différemment. François Mitterrand déclare comprendre le refus de Valéry Giscard d'Estaing, puisque "le président de la République traite d'État à État, et non pas avec des particuliers [87]". Georges Marchais précise que la défense des libertés ne doit pas compromettre la coexistence pacifique [88]. Il accepte de rencontrer Andreï Amalrik à la télévision mais, peu après, ce dernier déclare, ironique, que Georges Marchais "s'est endormi un soir stalinien et s'est réveillé le lendemain eurocommuniste [89]". En réponse, le secrétaire général du PCF accuse les dissidents de se livrer "à des opérations politiciennes dirigées contre les communistes" et de s'opposer à la détente [90].
Sur ce dernier point, un accord parfait semble se dessiner entre le PCF, le PS, la droite gouvernementale et les propagandistes du Kremlin, ce que les dissidents émigrés en France - Léonid Pliouchtch et deux des manifestants de la Place Rouge, Vadim Delaunay et Victor Faïnberg - ne se font pas faute de souligner [91].
Lorsque Léonid Brejnev se rend à Paris en juin 1977, un nouveau scandale montre que le gouvernement de Valéry Giscard d'Estaing n'est pas disposé à laisser quelques dissidents compromettre ses choix diplomatiques. La troisième chaîne avait accordé à André Glucksmann une "Tribune Libre" d'un quart d'heure, fixée au 20 juin, et le philosophe y avait invité trois dissidents de l'Est : Natalia Gorbanevskaïa, l'une des manifestants de la Place Rouge, Krzystof Pomian et Illios Yannakakis. Or, à l'heure prévue, une voix annonce que l'émission a été reportée au 27 juin [92]... Rien ne doit troubler la visite de l'hôte illustre.
Sacrifiés sur l'autel des relations franco-soviétiques, les dissidents retrouvent leurs alliés naturels : les intellectuels qui sont de plus en plus nombreux à s'engager pour les droits de l'homme à l'Est. Pendant que Valéry Giscard d'Estaing donne un dîner à l'Élysée en l'honneur de Léonid Brejnev, la fine fleur de ces intellectuels - y compris ceux qui, pendant longtemps, ont refusé d'admettre que les droits de l'homme étaient violés en URSS ou qui n'ont pas voulu s'engager contre l'URSS - se presse au théâtre Récamier. Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir, Gilles Deleuze, Michel Foucault, Roland Barthes, François Jacob, Simone Signoret, Laurent Schwartz, André Glucksmann, Pierre Daix, entre autres, y discutent avec Léonid Pliouchtch, Vladimir Boukovski, Vladimir Maximov ou Andreï Amalrik... Sans doute cette soirée marque-t-elle symboliquement la fin de l'engagement quasi-inconditionnel d'une grande partie des intellectuels français aux côtés du PCF [93].
Le Kremlin a néanmoins lieu d'être satisfait de la visite de Léonid Brejnev. M. de Guiringaud, ministre des Affaires Étrangères, n'a même pas évoqué la question embarrassante des droits de l'homme [94]. Quelques jours avant l'ouverture de la conférence de Belgrade qui doit faire le point sur les accords d'Helsinki, l'URSS sait n'avoir rien à craindre de la France. Les relations entre les deux pays sont excellentes. Elles ont eu un prix : le gouvernement français a renoncé à défendre les dissidents de l'Est.
Conclusion
En à peine plus de trois ans depuis la publication de L'Archipel du Goulag, les dissidents soviétiques ont réussi à mettre à nu les incohérences et les ambiguïtés de la vie politique et intellectuelle française, et ils ont forcé les uns et les autres à faire des choix. Ce n'est sans doute pas un hasard si l'union de la gauche éclate à la fin de 1977.
Au début de l'année 1978, Gaston Plissonnier, qui aurait été le principal collaborateur du KGB au PCF dans les années 50 [95], donne l'ordre de détruire plusieurs centaines de milliers d'exemplaires d'une brochure parce qu'elle contient une photographie de Pierre Juquin et Léonid Pliouchtch au meeting de la Mutualité d'octobre 1976 [96]. La période pendant laquelle le PCF a choisi de défendre certains dissidents persécutés, quitte à endommager ses relations avec l'URSS, est close. Certes, il protestera contre les inculpations d'Anatoli Chtcharanski et d'Alexandre Guinzbourg, et il participera à la manifestation, organisée en juillet 1978 pour les défendre. Certes, René Andrieu déclarera "anachronique" l'attitude du Kremlin à l'égard des dissidents [97] et des avocats communistes français s'engageront aux côtés d'Anatoli Chtcharanski [98]. Néanmoins, le PCF ne pourra plus faire illusion et il approuvera pleinement l'URSS, lorsque celle-ci interviendra militairement en Afghanistan en décembre 1979, marquant ainsi la fin d'une détente bien ébréchée.
À la fin des années 70, le Parti socialiste ne cache plus les distances qu'il prend avec le PCF comme avec l'URSS. En janvier 1979, Gilles Martinet, devenu secrétaire national du Parti socialiste, affirme que plus personne ne croit en "une libéralisation lente, graduelle mais continue de la société soviétique" et que l'eurocommunisme est dans l'impasse, faute de s'être suffisamment démarqué de l'URSS [99].
Le Parti socialiste se méfie également de dissidents trop imprévisibles. Toujours d'après Gilles Martinet, beaucoup d'entre eux auraient "des idées parfaitement traditionnalistes, voire réactionnaires" et leurs idéologies auraient souvent été "une déception pour un certain nombre de socialistes et de communistes occidentaux [100]". Le président François Mitterrand n'est d'ailleurs pas beaucoup plus actif que Valéry Giscard d'Estaing pour défendre les dissidents soviétiques, même si, en juin 1984, il évoque à plusieurs reprises le nom d'Andreï Sakharov, lorsqu'il rencontre Constantin Tchernenko au Kremlin [101].
En fait, les dissidents, qui voulaient que chaque individu ait, en URSS, le droit de s'exprimer, ont été surtout défendus, en France et dans le monde, par des individus. Des unions professionnelles se sont recréées par delà les frontières : des mathématiciens sont intervenus pour des mathématiciens, ou des écrivains pour d'autres écrivains. Des psychiatres ont volé au secours de personnes déclarées folles et enfermées dans de lointains hôpitaux psychiatriques. Des inconnus ont, tout simplement, manifesté, signé des pétitions, écouté sans préjugés ce que ces dissidents de l'Est avaient à leur dire. À Saint-Nazaire, les habitants de la ville - des étudiants, des paysans, des employés... - se sont mobilisés pendant des mois autour de l'image du "canard sauvage", cet oiseau qui vole contre le vent et symbolise les dissidents, d'URSS et d'ailleurs.
Le message principal de la dissidence soviétique est donc bien passé. Il a clairement marqué les limites de l'action des partis, mais aussi de l'engagement des intellectuels.
Cécile Vaissié Première publication dans Communisme, n°62-63, 2e et 3e trimestres 2000.
Cécile Vaissié est professeur des universités en études russes et soviétiques à Université Rennes 2.
[61] GUETTA, Bernard. "Un communiste en liberté". Le Nouvel Observateur, 19 au 25 janvier 1976, p.24-25. Notons que ce cri du cœur n'est repris ni par Le Monde, ni par L'Humanité. [62] Le Nouvel Observateur, 19 au 25 janvier 1976, p.16. [63] Le Nouvel Observateur, 16 au 22 février 1976, p.16. [64] Le Nouvel Observateur, 19 au 25 janvier 1976, p.24-25. [65] "Otkrytoe pis'mo T.S. Xodorovič Leonidu Pljuŝu". Xronika Tekuŝix Sobytij, 20 mai 1976, n°40. New-York : Izdatel'stvo "Xronika", 1976, p.144-145. [66] Le Monde, 13 janvier 1976, p.4. [67] Le Monde, 4 février 1976, p.1-2-3. [68] Le Monde, 8-9 février 1976, p.5. [69] RIGOULOT, Pierre. "Le Goulag et la crise du marxisme". Les Temps Modernes, juillet 1976, p.2306-2333. [70] SCHWARTZ, Laurent. "Pour libérer Boukovski, Enriques, Glouzman, Lopez, Massera, Mûller". Le Nouvel Observateur, 4 au 10 octobre 1976, p.51. [71] "Allocution de Pierre Juquin". L'Humanité, 22 octobre 1976, p.6. [72] L'Humanité, 23 octobre 1976, p.4. [73] Interview de Vladimir Boukovski par Bernard Guetta. Le Nouvel Observateur, 27 décembre 1976 au 2 janvier 1977, p.25-26. Le Monde, 21 décembre 1976, p.2. Le Monde, 5 janvier 1977, p.2. [74] Le Monde, 22 décembre 1976, p.22. [75] Le Monde, 23 décembre 1976, p.4. [76] Le Quotidien de Paris, 8 février 1977, p.6-7. [77] Interview de Léonid Pliouchtch. Le Quotidien de Paris, 22 février 1977, p.16. [78] Le Monde, 19 février 1974, p.36 [79] Le Monde, 19 février 1974, p.2 [80] GORCE, Georges. "Le pavillon des étonnés". Le Monde, 26 février 1974, p.2 [81] Le Monde, 27 février 1974, p.5 [82] Le Monde, 18 octobre 1975, p.1-2. [83] Le Monde, 17 février 1976, p.8. [84] Le Monde, 8 février 1977, p.2. [85] Créé le 12 mai 1976 à Moscou, ce groupe s'appuie sur les Accords d'Helsinki pour exiger le respect des droits fondamentaux de l'homme en URSS, État signataire de ces accords. Il compte notamment dans ses rangs Iouri Orlov, Anatoli Chtcharanski, Éléna Bonner, Alexandre Guinzbourg ou Anatoli Martchenko. A partir du début de l'année 1977, il fait l'objet de sévères répressions. [86] Interview d'Andreï Amalrik. Le Quotidien de Paris, 23 février 1977, p.1 et 3. [87] Le Quotidien de Paris, 25 février 1977, p.1. [88] Le Monde, 24 février 1977, p.6. [89] Le Monde, 27-28 février 1977, p.6. [90] Le Monde, 25 février 1977, p.3. L'Humanité, 24 février 1977, p.1. [91] Le Monde, 27-28 février 1977, p.6. Entretien avec Victor Feinberg. Le Quotidien de Paris, 26-27 février 1977, p.7. Cette convergence de vues est également soulignée dans : HASSNER, Pierre. "Prosaïque et puissante, l'URSS vue d'Europe Occidentale". Commentaire, n°8, hiver 1979/1980, et n°9, printemps 1980. [92] Le Quotidien de Paris, 20 juin 1977, p.10. Le Quotidien de Paris, 21 juin 1977, p.1. [93] D'ailleurs, il semble que L'Humanité n'a pas fait mention de cette rencontre. [94] Le Quotidien de Paris, 9 juin 1977, p.8. [95] ANDREW, Christopher. MITROKHIN, Vasili. The Mitrokhin Archive. The KGB in Europe and the West. London : Allen Lane, The Penguin Press, 1999, p. 360. [96] ROBRIEUX, Philippe. Histoire intérieure du parti communiste 1972-1982. Paris : Fayard, 1982, p.303-305. [97] ANDRIEU, René. "L'Esprit des lois". L'Humanité, 11 juillet 1978, p.1 et 5. [98] JACOBY, PETTITI, RAPPAPORT, Mes. L'affaire Chtcharansky, procès sans défense. Paris : Grasset, 1978. 252 p. [99] MARTINET, Gilles. "Rompre avec le stalinisme". Le Nouvel Observateur, 22 janvier 1979, p.40. [100] MARTINET, Gilles. "Sociétés staliniennes et persistance des modèles". Feux croisés sur le stalinisme. Paris : Éditions de la Revue Politique et Parlementaire, 1980, p.97-110. [101] ATTALI, Jacques. Verbatim - 1981-1986. Paris : Fayard, 1993, p. 654-656.
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