Un émouvant recueil d'Ivan Bounine a récemment paru aux éditions Ymca-Press sous le titre Vivre pleinement [1]. Composé de plusieurs sections thématiques – l'enfance, l'amour, la vie, la mort, la littérature –, il propose au lecteur français un choix très suggestif de nouvelles suivies d'une dizaine de poèmes.
Une seule phrase peut suffire à Bounine pour toucher le lecteur ou mettre en mouvement son imagination. Dans « Le taureau de neige », par exemple : « Il pense à Kolia avec tendresse, pense que dans la vie tout est émouvant, tout est plein de sens, tout est important ».
Maintes situations sont évoquées et maints contextes différents : dans « Tanka », c'est la misère dans l'isba enfumée, dans « Avril », l'attente amoureuse déçue ; dans l'admirable « Cheval blanc », nous accompagnons Iouri, l'arpenteur rentrant chez lui à travers la plaine infinie et à qui apparaissent dans une vision un grand cheval blanc, puis une mendiante édentée à demi éclairée par la lune... Placée sous le signe de Job, la nouvelle fait entendre aussi les interrogations fondamentales : « Pourquoi suis-je né ? Pourquoi ai-je grandi, souffert, connu l'enthousiasme ? Pourquoi ai-je pensé si fort à Dieu, à la mort, à la vie ? »
Dans « Les oiseaux du ciel », les « bonnets de neige sur les isbas » préparent la rencontre de l'étudiant Voronov avec l'étrange vagabond émacié qui refuse l'hospitalité de l'étudiant et poursuit sa route dans la tempête glacée.
« Le Monsieur de San Francisco » commence sur le ton de la comédie mais s'achève en tragédie.
De plusieurs textes écrits en France dans les années 1920 et 1930 émane une profonde nostalgie ; ainsi d’« Autrefois » qui, à travers l'émouvante histoire d'Ivan Ivanytch, parle de la tendresse que nous devrions éprouver les uns pour les autres et de la douleur des séparations. Plus ancienne, la nouvelle « Au-dessus de la ville » évoque la joyeuse ascension d’un clocher par des enfants, leur enthousiasme lorsqu’ils entendent sonner la grosse cloche annonciatrice de joie – avant que le narrateur ne se demande ce que sont devenus les camarades de ses années d’enfance et leurs vieux parents qui craignaient Dieu.
On entend un loriot chanter dans le jardin, on partage l’interrogation de l’auteur, perçant ici sous le narrateur : « À quoi servent les héroïnes et les héros ? À quoi servent les romans, avec leurs intrigues et leurs dénouements ? » Certaines de ces questions font penser à Tchekhov dont Bounine était un ami proche. Le recueil est traversé aussi par une inspiration provençale : voici un très beau texte sur Pétrarque et Laure, daté « Avignon, avril 1932 », voici « Les Rois Mages » et « La nuit de Noël », ces deux derniers étant de libres traductions de récits de Frédéric Mistral, qui rappellent que Bounine a séjourné plusieurs années dans la ville de Grasse à partir de 1923.
Avec Vivre pleinement on entre dans le monde du grand écrivain russe, monde émerveillé, mélancolique et poétique, où l’on entend le grincement des télègues et le chant lointain des coqs dans l’odeur de la tempête.
François de Saint-Chéron
[1] Ivan Bounine, Vivre pleinement. Nouvelles traduites du russe par Anne-Marie Tatsis-Botton et Anna Lushenkova Foscolo. Poèmes traduits par Hélène Henry. Préface et commentaires Anna Lushenkova Foscolo et Tatiana Dvinyatina. Sous la direction de Tatiana Victoroff, YMCA-Press, 2020.
François de Saint-Chéron est agrégé de lettres modernes, maître de conférence à Paris IV Sorbonne. Il a collaboré à l'édition des Œuvres complètes d'André Malraux dans la Bibliothèque de la Pléiade.
Comments