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50 ans de l'Archipel du Goulag: «Aux millions de tués pour rien, Soljenitsyne donne un contour, une vie, un visage»

Dernière mise à jour : 5 janv.

Pour les 50 ans de la publication de l'Archipel du Goulag aux éditions YMCA-Press, nous republions ce texte de son directeur Nikita Struve, ami de l'auteur et éditeur du livre, qui revient sur la stupeur que provoque sa lecture et la découverte de son ampleur historique, de sa hauteur morale et spirituelle... Sans surplomb ni éloignement, mais en totale symbiose avec la souffrance d'un peuple tout entier. En somme, par le génie de cette œuvre majeure du XXe siècle.

Alexandre Soljenitsyne, Nikita Struve (directeur des éditions Ymca-Press et de la librairie des Editeurs Réunis) et le typographe Léonid Lifar en train de visiter l'imprimerie Berezniak de la rue du Faubourg du Temple, spécialisée dans les typographies cyrilliques et yiddish, où fut publié pour la première fois l'Archipel du Goulag il y a bientôt 50 ans par les éditeurs YMCA-Press à la demande de l'auteur.


En 1957, Pasternak acheva son Essai d’autobiographie, là où commençait un monde « saisi par le cadre de la révolution ». Pasternak expliquait ainsi son refus de poursuivre son récit : « Il faudrait écrire de façon à glacer le cœur et hérisser les cheveux sur la tête…  Écrire pas d’une façon stupéfiante, mais plus pâle que n’avait été représenté Pétersbourg par Gogol ou par Dostoïevski, et pas seulement comme si c’était dénué de tout sens et de tout but, mais écrire de façon vile et effrontée. » Pasternak ne savait pas, ne pouvait savoir que cet idéal n’était pas si éloigné qu’il ne pensait, que précisément, pendant ces mêmes années, un ancien détenu des camps, totalement inconnu et qui vivait en relégation, entamait dans un endroit perdu et en secret, la rédaction d’un récit stupéfiant sur la révolution russe, un récit à glacer le cœur et à hérisser les cheveux sur la tête à des millions de lecteurs et d’auditeurs.

Les lecteurs du XIXᵉ siècle avaient du mal à dormir après avoir lu Crime et Châtiment ; ceux du XXᵉ siècle ont certes les nerfs plus solides, mais après avoir lu l’Archipel, gageons qu’ils auront du mal à s’endormir.


Alexandre Soljenitsyne et Nikita Struve (à sa gauche) à Zurich en 1973 suite à l'expulsion de l'écrivain d'URSS.
Alexandre Soljenitsyne et Nikita Struve (à sa gauche) à Zurich en 1973 suite à l'expulsion de l'écrivain d'URSS.

L’Archipel du Goulag est un livre par et pour le peuple. Soljenitsyne a reproché un jour à Anna Akhmatova que son « Requiem » n’était pas tout à fait ce qu’il fallait, qu’il était trop personnel, trop subjectif.  On trouvait alors le reproche trop acerbe, injuste, mais l’Archipel explique et justifie ce reproche.


Akhmatova avait eu beau tenter d’élargir son chemin personnel de souffrance pour en faire le chemin de tout le peuple, elle n’y avait pas réussi. Le moment personnel, son « Moi, j’étais restée avec mon peuple » avait écrasé le moment de symbiose. Soljenitsyne ne dira pas « mon peuple » : le peuple et lui ne font qu’un. Dans l’Archipel a eu lieu un miracle artistique stupéfiant de symbiose – sans mélange ! de ce qui relève du personnel et de ce qui relève du peuple. Sa propre expérience, Soljenitsyne l’a incluse dans l’universel, mais en préservant toujours son visage à lui ; par sa voix crie « un peuple de plusieurs millions » – depuis les premières victimes, totalement oubliées de l’année 1918, jusqu’à ceux qui souffraient hier encore, qui souffrent toujours aujourd’hui.


On est stupéfié par l’ampleur du livre. Ces deux premières parties ne sont que le vestibule des camps, mais en elles déjà tous les processus, tous les torrents humains (jusqu’aux émigrés, jusqu’aux soldats de Vlassov, jusqu’aux Coréens !), toutes les modalités de l’arrestation, les multiples procédés de torture, un nombre vertigineux de rencontres, de destins transmis au passage, parfois dans une note, mais toujours d’une façon extrêmement claire, extrêmement personnelle.


« Aux millions de tués pour rien », Soljenitsyne donne un contour, une vie, un visage.

L’ampleur de l’Archipel ne réside pas seulement dans la description artistique ou la synthèse historique, elle est aussi dans l’ampleur de la vérité, dans la signification morale et spirituelle.


L’Archipel est un ouvrage de rétribution, de jugement et de repentir. On y voit les morts se relever des constructions folles où ils ont péri comme du fond des souterrains et des canaux, et ils réclament, comme les spectres dans Richard III, leur rétribution. Les pages de l’Archipel sont des tables du Jugement dernier. « Toute la vérité est dite et plus personne ne saurait l’effacer. »


Mais un jugement authentique, complet, ici sur notre terre, par une mystérieuse et immuable loi évangélique, reste impossible sans repentir.  La vérité, la force spirituelles de Soljenitsyne vient de ce qu’il n’accuse pas de l’extérieur, mais s’accuse soi-même le premier, commence le jugement par lui, et donc par chacun de nous. Non ! il n’a pas crié quand on l’a arrêté, il n’a pas résisté, mais qui résistait, qui criait ? Il n’a pas tenté de mettre fin au supplice d’un soldat de Vlassov, mais l’aurions-nous fait ?


La poussière d’or de ses galons l’aveuglait, mais qui, aujourd’hui ou demain, tant que le monde sera le monde, n’est pas aveuglé par cette poussière de l’autorité, de la surévaluation de soi ?


En commençant par soi-même, Soljenitsyne appelle au repentir le peuple entier ; sans repentir, point de futur pour la Russie. Cependant, si tous sont coupables, même ceux qui ont souffert, cette commune culpabilité n’abolit pas la responsabilité des premiers coupables, n’efface pas les premières causes de la catastrophe. « À qui revient l’initiative, aux hommes ou au système ? » À cette question tout autant politique que morale, adressée aux Russes, mais aussi à l’humanité entière, Soljenitsyne répond en fonction l’expérience de toute la Russie : le coupable, ce ne sont pas les hommes, mais le système qui les a corrompus – pas les hommes, mais une idéologie mortifère, qui se targue d’être la Théorie du Progrès.


Et parce que Soljenitsyne différencie le péché idéologique du péché personnel, l’Archipel du Goulag, en dépit des descriptions d’atrocités inhumaines, de dépravations inhumaines, est un livre de bonté, un livre empli par la certitude d’une haute mission pour l’homme, et marqué par l’espoir que cette mission peut être accomplie.


Par sa force artistique irrésistible, par sa lucidité politique, par sa hauteur spirituelle, l’Archipel du goulag est un des rares livres qui provoquent des secousses non seulement dans la conscience des hommes, mais dans l’histoire elle-même.


Nikita Struve, 1973.

Traduction : Georges Nivat.

Texte paru dans Le Messager russe (Vestnik) n° 108-109-110 de 1973.


 

Nikita Struve (1931-2016) était universitaire, professeur honoraire de russe à la faculté Paris X-Nanterre, traducteur et directeur des éditions YMCA-Press. C'est à ce titre qu'il fut l'éditeur, l'ami et l'un des plus proches collaborateurs d'Alexandre Soljenitsyne.


 

АРХИПЕЛАГ Г УЛаг

 

В 1957 году Пастернак закончил свой автобиографический очерк там, где начинался мир, „охваченный рамой революции". Свой отказ вести дальше повествование Пастернак объяснил: „Писать о нем надо так, чтобы замирало сердце и подымались дыбом волосы... писать не ошеломляюще, писать бледнее, чем изображали Петербург Гоголь и Достоевский, не только бессмысленно и бесцельно, писать так низко и бессовестно. Мы далеки еще от этого идеала". Пастернак не знал и не мог знать, что идеал этот был не столь далек, как ему представлялось, что как раз в те же годы никому не известный бывший лагерник и ссыльный начинал в тиши и в глуши ошеломляющую повесть о русской революции, от которой будет замирать сердце и дыбом становиться волосы у миллионов ее читателей или слушателей.

 

Архипелаг ГУЛаг — книга ошеломляющая и фантастическая в еще большей степени, чем описание Петербурга Гоголем и Достоевским хотя бы потому, что несоизмерим призрачно-блистательный город с тем страшным, кровью заполненным провалом русской истории (да не только русской, всечеловеческой), что именуется ГУЛагом. Читателям XIX века плохо спалось после чтения Преступления и наказания; у читателя ХХ-го века нервы крепче, но прочитав Архипелаг, вряд ли он спокойно заснет.

 

Архипелаг ГУЛаг — книга всенародная. Когда-то Солженицын упрекнул Ахматову, что Реквием не совсем то, что надо, слишком личен, субъективен. Упрек этот казался раньше резким, несправедливым, но Архипелаг ГУЛаг его объяснил и оправдал. Как ни старалась Ахматова расширить свой страдальческий путь до бедствия всенародного, ей это не удалось. Личный момент: „я была тогда с моим народом" придавил всеобщий. Солженицын не скажет „мой народ": он и народ — одно. В Архипелаге произошло ошеломляющее художественное чудо слияния — без смешения! — личного и всенародного. Свой опыт Солженицын включил во всеобщий, но всегда сохраняя свое лицо, и обратно, через его опыт, через его голос кричит „стомиллионный народ" от первых, уже совсем забытых жертв 1918 года до тех, кто страдал еще так недавно, кто страдает еще сегодня.

 

Ошеломляет полнота книги. В этих двух первых частях — только преддверье концлагерей, но в них уже всё все процессы, все потоки (до эмигрантов, до власовцев, до корейцев!), всё разнообразие арестов, все виды пыток, головокружительное количество встреч, судьб, переданных вскользь, иной раз в сноске, но всегда предельно ярких, предельно личностных. „Миллионам убитых задешево" Солженицын дает очертание, жизнь, лицо.

Полнота Архипелага не в одном только художественном описании или историческом синтезе, она не в меньшей степени и полнота правд ы во всем её политическом, нравственном и религиозном значении.


Архипелаг — книга воздаяния, суда, покаяния. В ней— мертвые встают с безумных строек, загубивших их, со дна подвалов и каналов, и взывают, как призраки в Ричарде III, о воздаянии. Страницы Архипелага — как скрижали страшного судного дня. „Вся правда сказана и никому

 её уже не стереть".


Но полный, подлинный суд здесь на земле, по таинственному, но непреложному евангельскому закону, невозможен без покаяния. Религиозная правда, нравственная сила Солженицына в том, что он обличает не со стороны, не извне, а ставит самого себя под обличение, начинает суд с самого себя, а тем самым и с каждого из нас. Он не крикнул, когда его арестовали, не сопротивлялся, но кто же сопротивлялся, кто из нас бы крикнул? Он не остановил истязания власовца, но мы бы остановили? Золотая пыль погон затмила ему глаза, но чьи глаза не были ослеплены и не будут — покуда мир стоит — ослепляться мишурой авторитета, самопревознесения.

Начиная суд с самого себя, Солженицын призывает к всенародному покаянию, без которого невозможно никакое будущее России.


Но если все виноваты, даже те, кто пострадал, это соучастие в общей вине не снимает ответственности с прежних виновников, с первопричины катастрофы. „Кто же у истока — люди или система?". На этот коренной, одновременно политический и нравственный вопрос, обращенный не только к русским, но и ко всему человечеству, Солженицын отвечает опытом всей России: не люди, а система, их испортившая, не люди, а мертвящая идеология, прославленная Передовая Теория.


И потому, что Солженицын как бы отделяет идеологический грех от личного, Архипелаг ГУЛаг, несмотря на описание нечеловеческих зверств, нечеловеческих падений, добрая книга, книга, исполненная уверенности в высокое призвание человека и надежды на исполнимость этого призвания.


Своей художественной неотразимостью, своей политической трезвостью, своей нравственной высотой Архипелаг ГУЛаг из тех редких книг, что произведят сдвиги не только в сознании людей, но и в самой истории.


Никита Струве

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