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Boulgakov et Monsieur de Molière

Dernière mise à jour : 17 janv. 2022

A l’occasion de la célébration du quatre-centième anniversaire de la naissance de Molière, revenons sur l’un de ses biographes les plus passionnés, et peut-être le plus proche du grand Jean-Baptiste, malgré les trois siècles qui les séparent.

Jean-Baptiste Poquelin dit Molière (1622-1673) et Michel Boulgakov (1891-1940)
Jean-Baptiste Poquelin dit Molière (1622-1673) et Michel Boulgakov (1891-1940)

Dans une lettre du 4 août 1932 à son ami et metteur en scène Alekseï Popov, qui lui reproche de n’avoir pas écrit depuis longtemps, Boulgakov répond : « Dès que Jean Baptiste Poquelin de Molière voudra bien lâcher mon esprit, j’aurai une chance de penser un petit peu. »[1] L’été 1932 voit en effet Boulgakov occupé à la rédaction d’une biographie du dramaturge français commandée par Gorki, directeur de la collection Vie des Hommes Illustres, au début du mois de juillet de cette même année. Le choix de Gorki n’est pas sans fondement : grand admirateur de Boulgakov, il sait que ce dernier est plongé dans l’œuvre de Molière depuis 1929 pour la rédaction d’une pièce mettant en scène le dramaturge face à l’affaire du Tartuffe : La cabale des dévots, qui sera soumise au Théâtre d’Art à l’automne 1932. Le manuscrit de la biographie sera rejeté en avril 1933 par l’éditeur en chef Alexandre Nicolaevitch Tikhonov, et interdit de publication jusqu’en 1962, tandis que le critique littéraire Stephan Mokoulski se verra recevoir le soin de rédiger à la place de Boulgakov une biographie plus en accord avec la ligne éditoriale de la collection.


Le choix fait par différents traducteurs français, à commencer par Michel Pétris en 1972, de traduire le titre original Жизнь господина де Мольера (littéralement Vie de monsieur de Molière), titre exigé par les normes éditoriales de la collection des Vies¸ et conservé lors de l’édition posthume du manuscrit, par Le roman de monsieur de Molière, nous laisse déjà entrevoir les motifs du rejet de la biographie en 1933. Il convient cependant d’insister sur le fait que l’apparition du terme de roman dans le titre est bien le fait de la traduction française, il ne faut donc y voir aucune volonté ni aucun parti-pris littéraire de la part de Boulgakov, comme on peut le lire dans certaines critiques [2]. Cependant la mention du genre romanesque est assez révélatrice des raisons pour lesquelles la biographie n’a pu s’inscrire dans les Vies illustres. L’ouvrage proposé par Boulgakov fut perçu comme trop littéraire, au détriment de son caractère scientifique, avec notamment la présence parfois très appuyée d’un narrateur omniscient, derrière lequel on ne peut s’empêcher de deviner Boulgakov lui-même, au mépris de la traditionnelle narration à la troisième personne, scientifique et impersonnelle. L’épouse de Boulgakov, Lioubov Evgenievna Belozerskaia, qui travaillait à la rédaction de la série des Vies illustres, rapporte dans ses mémoires la remarque que fait Gorki à Tikhonov après le refus du manuscrit : « Que dire, bien sûr que c’est bourré de talent. Mais si nous nous mettons à publier de tels livres, on nous tomberas dessus. » [3]


Un autre motif du refus de la contribution de Boulgakov aux Vies illustres pourrait être le reflet étonnamment fidèle de la propre vie de l’écrivain soviétique, que l’on devine sans peine dans son tableau de Molière. L’on ne saurait en effet oublier que l’auteur de La vie de monsieur de Molière est lui-même dramaturge, et quand bien même le lecteur viendrait à l’ignorer, le narrateur se charge de le rappeler :

Tout dramaturge d’expérience sait que pour déterminer si une pièce a ou non du succès auprès du public, il est inutile de lire les comptes rendus des critiques et de presser de questions ses amis en leur demandant si la pièce est bonne ou mauvaise. Il y a un moyen plus simple : il suffit d’aller à la caisse et de demander quelle est la recette. [4]

On ressent bien dans cette phrase que Boulgakov parle en homme de théâtre, habitué aux soucis matériels et financiers. Boulgakov ne nous présente pas un Molière servile, entièrement soumis à Louis XIV, mais conscient de la nécessité de s’attirer la bienveillance du pouvoir pour avoir accès aux conditions matérielles nécessaires pour la création de ses pièces. Boulgakov lui-même a du faire face à de nombreuses reprises à la censure soviétique, et a écrit plusieurs lettres à Staline dans l’espoir de faire lever les interdictions qui pesaient sur les représentations de ses œuvres. Le parallèle va plus loin, puisque le dramaturge russe connut même une mésaventure très similaire à l’affaire du Tartuffe : sa pièce Les Jours Turbines est interdite de représentation suite à une lettre de Staline du 2 février 1929, dans laquelle il la critiquait ouvertement. Deux ans plus tard, le 15 janvier 1932, le dramaturge soviétique apprend que sa pièce est reprise par le Théâtre d’Art de Moscou sur ordre de Staline. On entend parfaitement l’écho de ces péripéties dans les questions rhétoriques qui ouvrent le chapitre 26 « La grande résurrection » : « Qui pourra éclairer les méandres de la vie d’un comédien ? Qui m’expliquera pourquoi une pièce qui n’avait pas pu être représentée en 1664 et 1667, put l’être en 1669 ? » [5]. En faisant fi des dates, c’est bien Boulgakov soumis à l’arbitraire de la censure stalinienne qui s’exprime ici.


La vie de Molière et son combat acharné pour sa liberté d’écrire et de jouer a sans doute résonné intensément dans l’âme de Boulgakov, qui a du y trouver si ce n’est un saint patron des dramaturges interdits de représentation, du moins un illustre compagnon de censure. Le nom de Molière est cité pas moins de trente fois par Lioubov Belozerskaia, l’épouse de Boulgakov, dans son autobiographie O, miel des souvenirs [6], c’est dire l’importance du dramaturge dans la vie du couple Boulgakov. Le nom de Molière est même le dernier mot qui conclut cette autobiographie, qui s’achève sur l’apposition éminemment symbolique des deux dramaturges :


Je ne parlerai pas de la douleur que furent pour nous ces deux périodes de séparation. En signe de cet événement j’inscrirai une croix noire, comme celle qui rayait les dernières lignes de la pièce de Boulgakov Molière. [7]

Valentine Meyer

Vendredi 14 Janvier 2022

étudiante en Littérature comparée et élève de l'Ecole Normale Supérieure de Paris

 

[1] Lettre citée par Ellendea Proffer dans Bulgakov, Life and Work, Ardis, Ann Arbor, Michigan, 1984, p.343 [2] C’est le cas notamment de la page Wikipédia consacrée au roman : https://fr.wikipedia.org/wiki/Le_Roman_de_monsieur_de_Moli%C3%A8re , consultée le 11/01/2022 [3] « Что и говорить, конечно, талантливо. Но если мы будем печатать такие книги, нам, пожалуй, попадет… », Л. Е. Белозерская, О, мед воспоминаний, Ardis, 1979, p.101, traduction personnelle du russe. Le passage est cité en anglais dans Ellendea Proffer, op. cit., p.368 [4] Boulgakov, Le roman de monsieur de Molière, Folio, 2008, p.155, traduction de Michel Pétris. [5] Idem p.235 [6] Л. Е. Белозеркая, О, мед воспоминаний, Ardis, Ann Arbor, Michigan, 1979 [7] « Не буду рассказывать о тяжелом для нас обоих времени расставания. В знак этого события ставлю черный крест, как написано в заключительных строках пьесы Булгакова “Мольер״ », traduction personnelle. Л. Е. Белозеркая, op. cit. p.133

 

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