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Hommage à Alexandre Soljénitsyne, par Laurence Patrice, adjointe à la mairie de Paris

Photo du rédacteur: Les Éditeurs RéunisLes Éditeurs Réunis

Le jeudi 30 janvier 2025, la mairie de Paris et la mairie du 5-e arrondissement inauguraient au 11 rue de la Montagne Sainte Geneviève une plaque commémorant la parution de l'Archipel du Goulag, d'Alexandre Soljénitsyne, le 28 décembre 1973, aux éditions YMCA-PRESS. Nous reproduisons ici, avec son aimable autorisation, le discours prononcé à cette occasion par Laurence Patrice, adjointe à la Mairie de Paris chargée de la mémoire et du monde combattant.

Laurence Patrice, adjointe à la Mairie de Paris chargée de la mémoire et du monde combattant
Laurence Patrice, adjointe à la Mairie de Paris chargée de la mémoire et du monde combattant



























Madame la maire, chère Florence Berthout,

Monsieur le ministre,

Madame    l’adjointe    à    la    maire,  chère Marie-Christine Lemardeley,

Mesdames, Messieurs les élus du 5e arrondissement,

Mesdames et Messieurs les membres de la famille, chers Ignat et Stepan,

Mesdames et Messieurs les représentants des éditions Fayard,

Mesdames et Messieurs membres du centre Soljénitsyne,

Mesdames et Messieurs membres du YMCA-Press,

Mesdames et Messieurs les professeurs d’universités,

Mesdames, Messieurs, chers amis,



Il est des livres qui s’écrivent à huis clos, dans le calme, le confort et la sérénité d’un cabinet de travail. Il en est d’autres qui s’arrachent au silence, qui franchissent les murs, les frontières, qui se cachent, se disséminent et circulent comme des exilés.

L’Archipel du Goulag est assurément de ceux-là.

Il n’a pas été écrit, il a été soustrait. Il n’a pas été publié, mais exfiltré. Il n’a pas été lu, mais transmis, porté de main en main, comme une vérité qu’il fallait arracher aux ténèbres.


Nous sommes ici, au 11, rue de la Montagne Sainte-Geneviève, non pas seulement pour honorer un écrivain, mais pour rappeler ce qu’un livre peut être lorsqu’il défie le mensonge d’État. Ce livre-là ne devait pas survivre. Il a été traqué, confisqué, condamné avant même d’exister.


Car le Goulag n’était pas une dérive ou une exception. Il était le cœur battant du régime, sa mécanique froide, son rouage essentiel. Un système qui broyait les corps dans les camps et les esprits dans le mensonge, un système qui ne tolérait ni le doute, ni la dissidence, ni le simple fait de nommer la réalité.


Publier L’Archipel du Goulag, c’était prouver que cet empire de la peur reposait non sur un idéal, mais sur une immense prison.


Ce livre, il a donc fallu l’enterrer, le dissimuler, le protéger comme on sauve une vie. Il a fallu des mains anonymes pour le recopier, des consciences pour le porter, du courage pour le livrer au monde.

 

Et ainsi, cette adresse n’est pas un simple lieu de mémoire. C’est un bastion. Ici, à Paris, une maison d’édition russe en exil a publié le livre que le Kremlin voulait anéantir. Ici, le 28 décembre 1973, L’Archipel du Goulag est sorti de l’ombre.


Une onde de choc, un séisme, une bombe : en quelques semaines, ce livre a fissuré les certitudes, bousculé les lâchetés, sapé les fondations d’un régime qui croyait pouvoir tout contrôler – y compris la vérité.

Mais cette histoire n’appartient pas au passé. Ses leçons résonnent encore, avec insistance.

Aujourd’hui, l’oppression ne se pare plus toujours d’uniformes et de tribunaux d’exception. Elle s’habille d’algorithmes et de flux numériques. Elle ne se contente plus de censurer : elle noie, elle brouille, elle submerge.

Le  mensonge  n’a  plus  besoin  d’être  imposé  s’il  suffit d’engloutir la vérité sous un océan de simulacres.


Pendant que certains réécrivent l’histoire à coup de propagande, d’autres la dissolvent sous un flot continu d’intox, de fausses nouvelles, d’indignations calculées et de distractions virales.

Nous vivons un temps où la puissance ne s’exerce plus seulement par la force, mais par l’effacement du réel. Où l’on ne bâillonne plus toujours les voix dissidentes : on les relègue, on les marginalise, on les enterre sous un bruit assourdissant. Ce que Soljénitsyne a combattu sous une forme brutale, nous le voyons renaître sous des masques plus insidieux. Des régimes qui manipulent l’opinion. Des empires numériques qui ne prétendent même plus être neutres et façonnent ce que nous pensons.

Des démocraties mises à l’épreuve qui ne parviennent plus toujours à empêcher que le vrai et le faux ne soient interchangeables.


Face à cela, que nous reste-t-il ? L’exigence de lucidité. La vigilance face aux nouvelles formes d’oppression. La responsabilité de ne pas céder à l’indifférence ou à la facilité.

 

Soljénitsyne savait que la vérité ne se défend pas seule. Il savait que la tyrannie n’a pas besoin d’interdire un livre, mais qu’il lui suffit de le rendre inaudible. Il savait que la peur, l’habitude et la lassitude sont des alliées du mensonge. C’est pourquoi L’Archipel du Goulag n’est pas un simple récit de l’oppression : c’est une mise en garde, une injonction à ne jamais détourner le regard.

Il faut mesurer ce que fut son courage. Non pas celui du combattant, mais celui de l’homme seul, retranché dans ses carnets, notant, enregistrant, mémorisant les voix que d’autres voulaient réduire au silence.


Il fallait une audace sans faille pour dire ce que tout un système voulait nier, pour témoigner de ce qui ne devait laisser aucune trace. Soljénitsyne a écrit avec la certitude que, si ses mots ne passaient pas la frontière, il n’en resterait rien.

 

Et pourtant, ils ont passé. Grâce à une chaîne de femmes et d’hommes qui, au péril de leur liberté, parfois de leur vie, ont permis à ce livre de parvenir jusqu’à nous. On retient le nom de l’écrivain, mais derrière lui, il y eut celles et ceux qui dactylographièrent le manuscrit, le cachèrent sous des planchers, le microfilmèrent, au nez d’une police politique qui traquait le moindre feuillet.



Parmi eux, une femme, longtemps demeurée anonyme : Isabelle Esmein. Diplomate française, elle a ramené clandestinement un microfilm de L’Archipel du Goulag de Moscou à Paris, via la valise diplomatique, échappant ainsi à la surveillance du KGB. Elle n’en a jamais rien dit. Comme tant d’autres passeurs de l’ombre, elle a préféré le silence aux honneurs, la connaissance à la reconnaissance. Sans elle, et sans celles et ceux qui ont pris le relais, ce livre aurait pu disparaître dans l’étau du régime soviétique.

 

 

C’est aussi cela que nous honorons aujourd’hui. Les passeurs, les éditeurs, les imprimeurs. Ceux qui, depuis toujours, font tenir les démocraties debout en donnant à la vérité un support, une voix, un écho.


La plaque que nous nous apprêtons à dévoiler est donc plus qu’un hommage : elle est un signal. Elle dit ce que Paris fut, et ce qu’il doit rester. Une place forte, un asile, un refuge pour la vérité, un rempart contre l’oubli.

Dans cette époque où l’infime devient viral et l’essentiel invisible, où la vitesse prend le pas sur la réflexion, où la vérité est mise sur le même plan que la rumeur, il est si facile d’ignorer l’essentiel. De ne plus voir. De ne plus savoir.

 



Mesdames et Messieurs, formons ensemble le vœu que cette plaque incarne cet avertissement. Un rappel que les libertés acquises ne sont jamais définitives. Un rappel que chaque époque produit ses silences. Que chaque génération a sa part de responsabilité. Soljénitsyne a écrit pour briser le silence. À nous de ne jamais le laisser retomber.

Je vous remercie.

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