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Pavel Florensky, par le père Alexandre Men

Il y a 140 ans est né Pavel Aleksandrovitch Florensky (1882-1937), philosophe, théologien, poète, scientifique et ingénieur russe, prêtre de l’Église orthodoxe russe. Voici un extrait d’un article que le père Alexandre Men lui a consacré :

« C’est une figure particulière. Particulière, par son destin. Car la majorité des penseurs religieux russes dont nous vous avons parlé ont été exilés ou ont volontairement quitté leur patrie, et leur destin s’est vu lié à celui de l’émigration russe. Florensky est l’un des rares à être resté au pays.

De plus, Florensky était un homme que l’on ne peut en aucun cas décrire simplement. Un ingénieur ? Oui, trente brevets d’invention à l’époque soviétique. Un philosophe ? Oui, l’un des meilleurs interprètes du platonisme, l’un des meilleurs platoniciens russes. Un poète ? Oui, ce n’était peut-être pas le plus grand, mais il a tout de même composé des vers et fait publié des recueils de poèmes, il était un ami d’Andreï Biély, et a grandi dans l’atmosphère des symbolistes.


Un mathématicien ? Oui, il fut l’élève du célèbre professeur Bougaïev (le père d’Andreï Biély), à l’origine de très intéressants concepts dans ce domaine, un homme qui, en même temps que le désormais célèbre scientifique de Petrograd Alexandre Fridman, est arrivé à l'idée de l'espace courbe indépendamment, en parallèle avec lui. Friedman est le père de la théorie de l'univers en expansion, qu'il a fondée sur les équations d'Einstein. Et Florensky s'est grandement approché de cette théorie en même temps que lui, en 1922, en travaillant dans une toute autre région du pays.

La pensée de Florensky s’étendait à l’histoire de l’art, qui, pourrait-on dire, était sa deuxième (ou troisième, ou dixième) profession. Florensky était un fin théologien. Père Vassily Zenkovsky, auteur la monumentale Histoire de la philosophie russe, parle de son importante érudition. Des personnes ayant connu Florensky m’ont raconté que l’on pouvait obtenir de lui une réponse approfondie à presque n’importe quelle question dans les sciences humaines et techniques les plus variées.

Florensky est un historien, et bien que l’histoire soit peu présente dans son œuvre, il n’en est pas moins historien et archéologue, auteur de quelques courtes monographies, d’études sur le vieux russe, l’art médiéval, la peinture d’icônes, la sculpture de figurines. Il travaillait inlassablement. Il a obtenu le respect et l’estime de Vernadsky. Ils étaient dans la même ligne de recherche scientifique.

Malheureusement, toutes les œuvres de Florensky n'ont pas encore été publiées. Mais nous pouvons dire aujourd’hui que, bien qu’ayant provoqué et provoquant toujours des débats, il s’agit sans aucun doute d’une figure d’une immense ampleur. Сomme tous ceux qui ont suscité la controverse: Pouchkine, Léonard de Vinci... Ceux qui ne provoquent pas de controverse n’intéressent personne.

Florensky est lié à l'Université de Moscou, aux plans et aux instituts d'électrification du pays. Florensky est professeur à l'Académie de théologie de Moscou, professeur d'histoire de la philosophie; il est également rédacteur en chef de la revue Le Messager de la théologie. La polyvalence de ses intérêts est apparue dès son enfance. Et il fut surnommé le « Léonard de Vinci russe ». Mais lorsqu’on dit « Léonard de Vinci », on imagine un vieil homme majestueux, qui regarderait l'humanité du haut de ses années. Florensky est mort jeune.

Il a disparu. Arrêté en 1933, il a disparu, et sa famille (sa femme et ses enfants) n'a pas su où il était ni ce qu'il était devenu, et ce pendant très longtemps, car il a été privé du droit de correspondance en 1937. Et je me souviens, lorsque ma mère et moi traversions Zagorsk pendant la guerre, qu’elle a salué la femme de Florensky et et m’a dit : « Cette femme porte une énorme croix ». Elle m'a expliqué qu'elle ne savait pas ce qui était arrivé à son mari (à l'époque, mon père venait également de sortir de prison et, bien que je sois très jeune, j'ai compris ce que cela signifiait).

Mais Florensky n’était déjà plus en vie. Sous le régime de Khrouchtchev, en 1958, sa femme a demandé sa réhabilitation et a reçu un certificat indiquant qu'il était mort en 1943, c'est-à-dire à l'expiration de sa peine de dix ans (en 1933, il avait été condamné à dix ans de prison, comme un grand criminel - une telle peine était donnée pour les crimes majeurs - 10 ans d’emprisonnement). Oui, quand ma mère et moi avons parlé de son sort, il n'était déjà plus en vie. Voici son acte de décès, reçu en novembre dernier.

« Acte de décès (standard)... "Citoyen Florensky Pavel Aleksandrovitch... est mort le 8 décembre 1937... Âge - 55 ans (faux : il avait 56 ans)... Cause de la mort - exécution... Lieu de décès - ... Oblast de Léningrad ».

Un homme qui, plusieurs mois avant ces événements, alors qu'il se trouvait dans des conditions pénales infernales, a poursuivi un travail scientifique actif ; un homme qui a mené une vie profondément spirituelle, intellectuelle, qui a transmis ses riches connaissances à ses enfants (jusqu'en 1937, il était autorisé à écrire, et il y avait même des moments où la famille pouvait lui rendre visite), un tel homme aurait pu faire la fierté de n’importe quelle civilisation. Il est l’égal de Pascal, de Teilhard de Chardin, et de nombreux scientifiques, penseurs de tous les temps et de tous les peuples. Et il a été abattu comme le dernier des criminels, en étant absolument innocent !

Parmi les philosophes russes, Florensky était le plus apolitique. Plongé entièrement dans le monde de ses pensées, immergé dans son travail, il s'est toujours tenu quelque peu à l'écart de la vie publique. Il était innocent et le pays avait besoin de lui - en tant qu'ingénieur, en tant que scientifique, en tant que travailleur désintéressé. Mais on a préféré l’exécuter. Avec ce témoignage, le Comité de sécurité de l'Etat a remis à ses proches une copie de l'acte : "La sentence de la Troïka de l'ONKVD en vertu du protocole n° 199 du 25 janvier 37 concernant Pavel Aleksandrovitch Florensky, qui a été condamné à la peine la plus élevée, a été exécutée le 8 décembre 37, au moment de l'établissement du présent acte ». Et des signatures, comme dans toutes les administrations. Et il y a une photographie jointe - celle d'un homme avec des traces de coups sur le visage, un homme entièrement tourné en lui-même, car on l’a tourmenté et torturé. Telle est notre époque ».



 

Traduction Alice Lamboley, étudiante en master de traduction à l’Inalco.


Alexandre Vladimirovitch Men, né le 22 janvier 1935 à Moscou est un prêtre orthodoxe et théologien russe, prédicateur, auteur de livres sur la théologie et l'histoire du christianisme et des autres religions. Il a été assassiné le 9 septembre 1990 à Serguiev Possad (Russie). Son meurtre reste à ce jour impuni.

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