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Rencontres avec Anna Akhmatova en 1964-65

Dernière mise à jour : 1 oct. 2021

D’après les notes d’Anne Bordier rédigées pour le cours de littérature de Mme Lossky, en 1967, à la Sorbonne.


À l’époque dont il est question ici, Jean-Marc Bordier et moi-même formions un jeune couple d’étudiants de russe et partagions donc la plupart de nos expériences et de nos découvertes. C’est pourquoi mes propres souvenirs recoupent forcément ceux de Jean-Marc sans toutefois les recouvrir en tous points. D’abord, nous n’étions pas toujours en Russie soviétique au même moment, vu les exigences liées à nos divers examens que nous présentions à Paris et les aléas de nos bourses d’études (Moscou 1963-64) et du travail d’assistant de Jean-Marc à l’Institut Pédagogique Herzen, à Leningrad, durant les deux années universitaires 1964-65 et 65-66. Il y a ensuite le phénomène de la mémoire qui relève de l’individu et qui forcément diffère d’une personne à une autre. Il arrivait à Jean-Marc de se tromper dans une date ou de télescoper deux événements dans son souvenir, ce qui n’enlevait rien ni à l’acuité de celui-ci ni à la profondeur de l’émotion vécue. Cela pouvait m’arriver aussi.


Anna Akhmatova en 1956
Anna Akhmatova en 1956

C’est ainsi que j’ai eu cette chance extraordinaire de pouvoir rencontrer Anna Akhmatova à deux reprises. La première fois, ce fut à Moscou, en janvier 1964, peu après mon arrivée de France. Jean-Marc situe ses deux rencontres successives avec Akhmatova en automne 1963, ce qui est impossible, vu que je l’avais rejoint à Noël et que je l’ai accompagné lors de sa deuxième rencontre. Jean-Marc avait été introduit auprès d’elle par une étudiante anglo-américaine, Amanda Haight, qui travaillait à une biographie sur la grande poétesse. Celle-ci sera publiée en 1976 sous le titre : A Poetic pilgrimage (Oxford University Press). Elle était aidée dans cette tache par une autre étudiante anglaise, Faith Wigzell. Elles rendaient toutes deux visites très souvent à Akhmatova et à ses proches amis. Cette dernière logeait dans le vieux quartier du Zamoskvaretchié, chez les Ardov, au 17, rue Bolchaia Ordinka, en face de la Galerie Tretiakov. Akhmatova y descendait toujours lors de ses passages à Moscou. Mais, ce jour-là, elle se trouvait chez l’une de ses amies très proches, la poétesse Margarita Aliger qui logeait, elle, à la Maison des Écrivains, au 17, rue Lavroucheski. La présence d’Akhmatova dans la capitale restait confidentielle et ses connaissances gardaient une grande discrétion, dont notre amie, Nina Konstantinova Brouni-Balmont, qui, par ailleurs, nous avait présentés à plusieurs représentants de l’intelligentsia russe ayant survécu à la Révolution et aux purges staliniennes. C’est pour cette raison que, lorsque nous avons demandé à l’Ambassade de France de nous prêter un magnétophone pour enregistrer la voix de la poétesse, nous avions dû insister pour nous y rendre seuls, sans être accompagnés par un personnage officiel.

Je me souviens d’elle, assise dans un fauteuil, imposante, massive, enveloppée d’un grand châle. A 75 ans, elle était quasi impotente (elle souffrait d’insuffisance cardiaque grave), mais en imposait par son port altier, les traits conservés de son beau visage, son nez aquilin. Nous étions là, Amanda, Jean-Marc et moi, avec notre petit Grundig. L’enregistrement eut lieu dans une autre pièce, minuscule et très encombrée. Anna Andréevna accepta avec un plaisir évident de réciter un choix de ses poésies, mais refusa de réciter « Requiem » ou d’autres poèmes non encore édités. Elle se contenta de poésies de jeunesse, tirées de ses premiers recueils : « Le soir », « Le rosaire » … suivit une petite conversation anodine, détendue et aimable, dont nous avons enregistré quelques bribes!


La deuxième rencontre eut lieu à Paris, en juin 1965. Le Diplôme de Docteur honoris causa venait de lui être décerné par l’Université d’Oxford et on lui avait permis d’aller à Londres pour le recevoir. Sa rapide visite à Paris avant de reprendre le train pour Moscou fut un « petit miracle », une sorte « d’escapade » non prévue au programme ! Amanda nous téléphona de Londres, elle nous demandait de servir de guide à la petite-fille adoptive d’Anna Andréevna, Ania Kaminskaïa (petite-fille de Nicolaï Pounine, son troisième mari). Celle-ci avait 26 ans, mais en paraissait 18. Elle était crispée et inquiète. Elle n’avait de cesse d’appeler l’Ambassade d’URSS, rue de Grenelle, puis celle à Londres où elles avaient obtenu in extremis la permission de passer par Paris sur la route du retour. Elles étaient descendues dans un bel hôtel avenue Wagram, l’Hôtel Napoléon, où le directeur, un émigré russe, Serge Makovski, leur avait proposé gracieusement une suite, lui-même étant parti pendant ce temps à sa datcha ! Anna Akhmatova y reçut de vieilles connaissances de sa jeunesse qui se souvenaient d’elle du temps de Tsarskoié Selo (la princesse Obolenskaïa, le peintre Juri Annenkov, auteur du célèbre portrait de la poétesse datant de 1921…). Notre professeur de littérature russe à la Sorbonne, Nikita Struve, était là et veillait attentivement sur elle. C’était le lundi, à midi. Tous les magasins étaient fermés. Jean-Marc et moi avons trouvé un traiteur ouvert, rue Saint-Honoré, et avons ramené nos trésors à l’hôtel afin d’y organiser un repas « sur le pouce » : poulet froid, camembert, oranges, des « zakouski » divers … Nous nous sommes assis sur le lit, Anna Andréevna, elle, était assise dans un fauteuil. Je lui ai confectionné une tartine de camembert, Jean-Marc lui a pelé une orange. Elle mangea peu, mais sans façon. Elle portait le collier que lui avait offert Marina Tsvetaïeva (était-ce lors de leur ultime rencontre, en 1939, rue Bolchaïa Ordinka, après le retour de Marina en URSS ?) et une robe bleue à dessin blanc qu’elle s’était fait faire à Londres, sur mesure. Elle ne savait trop si elle devait en être satisfaite ou pas. Amanda nous dit qu’elle l’avait d’abord détestée, puis l’avait finalement adoptée. Elle portait des pendentifs aux oreilles, aux pierreries bleu sombre, et semblait prendre grand plaisir à se regarder dans la glace pour les admirer. C’est comme si sa présence à Paris à cinquante-cinq années d’intervalle (elle y avait fait son voyage de noce avec Nicolas Goumiliov en 1910) avait réveillé en elle la coquetterie de la belle jeune femme d’alors. Nous étions touchés et émus en pensant à ce qui séparait ces deux époques, à des années lumière l’une de l’autre ! Puis la conversation se porta sur la poésie et la traduction. « Mandelstam, on peut le traduire, moi, non ! » lança-t-elle, péremptoire. Comme à son habitude, avec un mélange de naïveté et de jubilation, Jean-Marc releva le défi et traduisit le poème « Le soir » du recueil « Le Rosaire ». Anna Andréevna trouva la traduction à son goût et, au moment du départ, à la gare du Nord, la tira de son sac pour la lui montrer (dans ses souvenirs, Jean-Marc plaça cette traduction plus tôt, dès les premières rencontres moscovites et, de même, parla de ses tentatives de traduction du Requiem dès 1964, alors qu’il y travailla seulement à Leningrad, à partir de 1965-66).


De façon générale, Anna Andréevna n’avait pas été beaucoup traduite en français et n’appréciait guère les traductions existantes. Elle comprenait bien le français, ressentait la langue poétiquement et avait instinctivement peur du résultat ! Elle détestait qu’on disposât de sa poésie sans qu’elle le sache. En particulier, elle était vexée que les Editions de Minuit aient publié en 1966 la traduction de « Requiem » (il s’agit de celle de Paul Valet) en vers blancs, « sans sa permission et sans la prévenir ». Ainsi de la publication de ses poésies (en russe) par Gleb Struve et Boris Filippov : « Ils auraient dû attendre que je vérifie, car plusieurs de ces poésies ne sont même pas de moi ! » (elle cita des titres). À Paris, Anna Akhmatova se montra davantage préoccupée par le sort réservé à sa poésie que lorsque nous l’avions rencontrée à Moscou et plus soucieuse de ce qu’on pourrait appeler sa « légende ». Elle est revenue sur l’histoire douloureuse de « Requiem », grand cycle de 12 poèmes (précédés d’un quatrain, d’un Avant-propos, en prose, d’une Dédicace et d’une Introduction) comme autant de stations d’un chemin de Croix, dédiés aux victimes des purges staliniennes des années 1935-38, cycle qu’elle avait composé, puis, ayant détruit le manuscrit, mémorisé avec l’aide de quelques proches amis pendant treize ans ! Sur un autre registre, elle évoqua le grand poète symboliste, Alexandre Blok, et tenait visiblement à la légende selon laquelle il avait été amoureux d’elle. Elle l’avait entrevu une dernière fois lors d’un voyage de Saint-Pétersbourg à Moscou dans les années précédant la Révolution. Il était sur le quai de la gare, à Solnetchnoïé, et ils avaient échangé quelques mots. Elle tenait aussi à l’idée qu’elle avait joué le rôle de Muse pour son mari, le poète Nicolas Goumiliov, comme la femme d’Alexandre Blok, Lioubov Mendéléeva, qui avait été l’inspiratrice du cycle des «Vers à la Belle-Dame ».


Anna Akhmatova quitta ce monde le 5 mars 1966 à 77 ans, à Moscou, son cœur ayant définitivement lâché. Nous sommes venus, Jean-Marc et moi, de Leningrad à l’appel de notre amie de toujours, Nina Konstantinova Brouni-Balmont. Le 6 mars eut lieu un petit service funèbre privé dans l’église Ivana-Voïna (face à l’Ambassade de France). Une quinzaine de personnes s’y étaient rassemblées. Le lendemain, le 7 mars, il n’y avait guère plus de monde dans l’église près du métro Kropotkinskaïa, quelques vieux amis dont la sœur de Marina Tsvetaïeva. Le 9 mars eut lieu la cérémonie civile à la morgue de l’Institut Sklifosovski (ancien hospice des comtes Chérémétiev). Là, son corps fut exposé pour que les amis et admirateurs puissent faire leurs adieux. Nous y avons aperçu notre connaissance de Leningrad, Efim Etkind, des écrivains et poètes connus tels que Ozerov, Tarkovski, Voznessenski, Evtouchenko, Okoudjava, des représentants de l’Union des Ecrivains … mais surtout, des membres anonymes de l’ancienne génération de l’intelligentsia. Le même jour, le corps fut transféré par avion à Leningrad. Le train rapide, surnommé la Flèche Rouge, était bondé de personnes qui souhaitaient, comme nous, se rendre à la cérémonie religieuse. Le service funèbre eut lieu à la cathédrale Saint-Nicolas-de-la-Marine dans le vieux quartier dit « de Dostoïevski ». Là, la foule était beaucoup plus dense qu’à Moscou. Le défilé auprès du cercueil dura deux heures, après quoi il fut transporté à l’Union des Écrivains où il n’était pas question de pénétrer tant il y avait de monde. Enfin, il partit à Komarovo sur le golfe de Finlande porté depuis la gare à travers la forêt par de jeunes poètes, ses admirateurs, dont Joseph Brodski, Konstantin Azadovski, Guenadi Chmakov … et Jean-Marc. Le chemin était long, il faisait froid, l’enneigement était encore important. La petite foule avançait lentement, silencieuse, on citait de-ci de-là des vers de la poétesse. Là encore, quelques mots d’adieu furent prononcés par Tarkovski et d’autres, on déposa des branchages, des guirlandes sur le cercueil. Une icône avait été placée entre les mains de la défunte, le cercueil fut refermé, puis déposé dans la tombe sous une simple croix. Ce lieu isolé, à 80 km de Leningrad, au milieu d’une immense forêt de pins séculaires, loin du bruit et de l’agitation des hommes, avait été son lieu de vie dans ses dernières années. Il allait rapidement devenir un lieu de pèlerinage. Non loin de là, dans la petite « datcha » en bois mise à sa disposition par l’Union des Écrivains, sa « guérite », comme elle l’appelait, fut organisé selon la tradition orthodoxe un office des morts « familial » avec prêtre et repas d’adieu (panikhida et pominki). Il y avait là une trentaine de personnes, des proches, des amis, des jeunes admirateurs pour lesquels elle représentait une véritable icône et un exemple à suivre. Les voilà devenus brutalement orphelins. On buvait et on pleurait. Bien plus tard, Joseph Brodski me dira à Strasbourg combien cette disparition l’avait affecté, comme la perte d’une mère. Nous avons vu une femme discrète en prière, Nadejda, la veuve d’Ossip Mandelstam. C’est là que j’aperçus pour la première fois le fils d’Anna Andréevna, Lev Nikolaevitch Goumiliov, qui n’avait pas revu sa mère depuis des années. Il y avait eu entre eux un fort contentieux lié au destin tragique du fils déporté en Sibérie pendant 18 ans, en raison de son nom. Il s’enivrait, récitait des poésies de sa mère, pleurait et paraissait bouleversé. Par la suite, nous aurons l’occasion de le rencontrer plus longuement chez des amis communs et dans des circonstances moins dramatiques. Tous deux, la mère et le fils, avaient payé le prix fort de la tragédie stalinienne et n’avaient pas réussi à temps à trouver le chemin de la réconciliation et du pardon. Durant toutes ces années, Anna Andréevna avait caché au fond de son cœur ce drame intime qui chagrinait ses proches et ses amis.



Strasbourg, mai 2016

Anne Misslin (ex Bordier)


 

Anne Misslin est née aux États-Unis d’une mère américaine et d’un père français, officier de réserve,qui passa les années de la guerre en captivité en Allemagne et fut libéré par l’Armée rouge. La famille s’installe en France dans les années 50. Anne Misslin apprend le russe à à l'École des Langues Orientales, puis à la Sorbonne. Elle fait de nombreux séjours à Moscou et à Léningrad avec son premier mari, Jean-Marc Bordier. Elle passe l’ Agrégation de russe et est nommée en tant que professeur de russe à Strasbourg (au Lycée de jeunes filles des Pontonniers, devenu en 1982 Lycée International de Strasbourg). En collaboration avec son second mari, René Misslin, professeur de neurobiologie du comportement animal à l'Université Louis-Pasteur, elle a traduit les mémoires de Nina Berberova "C'est moi qui souligne" qui paraît en 1989 aux Éditions Actes Sud. Elle est actuellement à la retraite.

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