top of page

Avec Geneviève Johannet disparaît un extraordinaire observatoire de la Russie

Geneviève Constanty, épouse Johannet, née le 13 mai 1935, décédée le 21 août 2024, laisse à tous ceux qui l’ont connue le souvenir d’une étonnante athlète du travail intellectuel. Avoir retraduit l’Archipel du Goulag, et La Roue rouge d’Alexandre Soljénitsyne ne peut être défini autrement que par le mot « exploit ». Peut-être même pourrait-on malicieusement ajouter « stakhanoviste »…

Cet exploit, elle le mena aussi longtemps que cela lui fut donné avec son mari, José Johannet (1924-2013). Tous deux avaient appris le russe sans aucun ancêtre russe. José fut le tout premier agrégé de russe créée en 1952. Et devint un linguiste consommé, élève d’André Mazon et d’André Vaillant, assistant de Pierre Pascal. Lui-même était fils de parents écrivains catholiques et même maurrassiens qui, dans les années 1920-1950, étaient tous deux très connus, René Johannet et Henriette Charrasson. José Johannet et Geneviève Constanty, qui s’étaient mariés en 1958 finirent leur carrière universitaire à l’Université de Paris X Nanterre, un temps dirigée par le philosophe Paul Ricœur, et saccagée par les révoltés de mai 68. Les Johannet avaient résisté, défendu les meubles et les livres, comme toute l’équipe de Nanterre, dont je faisais partie.




A la librairie Les Editeurs Réunis à l'occasion des 70 ans d'YMCA-PRESS, en compagnie de Marie Eltchaninoff-Struve


Connaissant Geneviève depuis l’âge de 20 ans, ce qui fait une amitié longue de presque sept décennies, j’ai du mal à garder le ton convenu pour un article nécrologique.

 Mai 1968 : je revois les CRS ceinturant nos bâtiments, je revois notre doyen Paul Ricoeur coiffé d’une poubelle par les diables emmenés par Cohn-Bendit, je revois l’intervention inoubliable de Virgil Gheorghiu l’auteur La vingt-cinquième heure, venu dire aux diables qu’ils étaient, sans le savoir, des anges. (Geneviève est la première à bondir pour le sauver d’une attaque inattendue). Et surtout je revois notre étudiant plus âgé que nous, ami de Pierre pascal, occupant les lieux et dénonçant notre « fascisme grammatical ». La principale fasciste, en l’occurrence, c’était Geneviève.  Mais la scène, tout « mai 68 » est représentatif d’une époque où les études de russe étaient fortement marquées par le communisme et l’anticommunisme, qui, parfois, faisaient paradoxalement bon ménage…

Geneviève encore lycéenne avait, pour s’affranchir de l’esprit petit-bourgeois, de sa mère (directrice d’un grand hôpital), vendu l’Huma à la porte des usines. Lorsque le grand cinéaste Andreï Smirnov imagina son film « Le Français », je le mis en relation avec Geneviève Johannet et il fut enthousiasmé : c’était un personnage qu’il recherchait. Et on retrouve Geneviève dans la première scène du film.

Geneviève et José Johannet sont allés une fois ensemble en URSS, à Moscou, et à St-Pétersbourg où ils ont vu la mère d’ Efim Etkind, qui, réfugié en France, enseignait avec nous à Nanterre. Et ils ont alors rempli pas mal d’autres services qu’on leur avait demandés.

Ils connaissaient si bien la topographie des deux capitales pendant la Révolution qu’ils pouvaient proposer des rectifications à Soljénitsyne. Leur correspondance avec Alexandre Isaïevitch qui a duré tout le temps qu’ils traduisaient La Roue rouge est un document très original. De grandes feuilles A-4 où ils posaient leurs questions en cinq lignes laissaient un blanc de dis ou vingt lignes que le Maître noircissait de sa réponse. Et les feuillets noircis revenaient à Paris.  Puis, un beau jour, ils voulurent corrige la portrait s’un des personnages : le socialiste français Albert Thomas envoyé par la France en 1917, auprès du Gouvernement provisoire. La réponse d’Alexandre Soljénitsyne est amicale mais nette : vous oubliez que l’auteur, c’est moi !

Eux deux ont piloté (sans la diriger) la Revue des Études slaves, corrigé des douzaines de manuscrits pour l’envoi à la typographie. Ils étaient d’une sévérité qui n’avaient d’égale que leur savoir. A Nanterre, Geneviève faisait pleurer des étudiants aux examens. Elle avait tort, bien sûr, mais la plus grande victime de sa sévérité, c’était elle-même. Ni José, ni Geneviève n’ont été promus professeurs, faute de thèse doctorale, alors qu’ils en savaient plus que presque tous ! Certes José en préparait une, mais, après avoir accumulé une immense documentation sur la syntaxe de l’attribut en russe, il abandonna. Des notices courtes et des articles longs sur l’histoire de la langue russe - dans une approche nouvelle, synchrone et phonologique - émaillent la Revue des Etudes slaves dont il s’occupait au détriment de sa propre carrière. Il collabora activement au Gogol de la Pléiade et l’énorme appareil critique dont il dota les Morceaux choisis d’une correspondance avec des amis, valent un livre, et presque une thèse.

Mais il y avait un goût de l’ascétisme chez José comme chez Geneviève. Légèrement teinté de rabelaiseries chez José, et nous avons tous reçus d’innombrables messages de leur créature préférée, Béhémot. Il plaisantait, accourait, s’enfuyait, rigolait ou se vautrait dans la boue, ce Béhémot sauvage droit venu du Livre de Job. A moins que la bête sauvage envoyée par Dieu dans la mare berrichonne n’ait été en définitive la Russie. Ils l’ont servie, ils l’ont aimée, ils l’ont connue comme peu même d’intellectuels russes la connaissaient. José en particulier avait pratiquement réponse à tout, depuis le Dit du régiment d’Igor, les Chroniques, jusqu’à Gogol et Soljenitsyne.

Dans le manoir qu’avaient, en 1928, acheté les parents de José Johannet, et où s’entassaient les livres, comme dans leur petit appartement de Paris qui, lui, donnait sur le chemin de fer de petite ceinture alors désaffecté, ils trimaient sans cesse, aidés par Béhémot. Dans l’étang voguaient des canards, le ruisseau scintillait contre leurs murs, une haute canopée touffue les ombrageait. Geneviève, restée seule dans son manoir, exerçait une tutelle bienveillante sur ses métayers et « petites gens » qu’elle avait pour amis. Elle morigénait parfois l’archevêque de Paris, qui lui répondait. Pas de messe demanda-t-elle, mais lecture de saint Luc. L’office eut lieu à Villedieu sur Indre, dans l’unique église en France qui porte hardiment à son fronton « République française ». Nul ne savait entre Châteauroux et Villedieu, en plein Berry, non loin du Nohant de George Sand et de sa « mare au diable », qu’était embusqué un extraordinaire pôle d’observation de la langue et de la littérature russes.


Georges Nivat, le 1er septembre 2024

 

0 commentaire

Comments


bottom of page