Quand, dans la Russie bolchevique le Commissaire du peuple chargé de l’Instruction Anatoli Lounatcharsky fait traduire et publier la tragédie Empédocle du poète romantique allemand Hölderlin, quand le traducteur, épris de l’Hellade antique est aussitôt envoyé sur la Kolyma où il risque peu de revivre le « rêve grec » de Hölderlin, quand le professeur Martin Heidegger fait un cours sur Hölderlin et le rêve grec de la Germanie l’année même de la parution d’Empédocle en russe …
Le poète allemand Hölderlin passa la première moitié de sa vie dans l’anonymat, ou presque, la seconde dans la démence, chez un bon menuisier, qui fut pendant trente ans l’infirmier, le gardien et l’ami du malheureux. Une édition partielle parut en 1846, mais il fallut attendre 1923 pour que l’œuvre de ce poète étrange et génial, chantre de la Grèce, des dieux antiques, et de la Germanie, fût entièrement connue. Le jeune professeur Martin Heidegger la lut, et lui consacra un cours entier en 1934, plus tard publié sous le titre Les hymnes de Hölderlin, la Germanie et le Rhin. Son cours proclame que la poésie gouverne le Dasein, l’Être-là, la Présence des peuples, et que la traversée d’un authentique poème est un combat contre nous-mêmes, un « affrontement des orages de dieux », et que la poésie d’Hölderlin est porteuse de l’Être allemand futur. Dans ses Cahiers noirs, que j’ai déjà évoqués, Heidegger recourt autant à Hölderlin qu’à Nietzsche, car tous deux, selon lui, ont surmonté l’absence de dieux pendant deux mille ans - Hölderlin a « enduré » ce savoir douloureux, Nietzsche l’a « surmonté », tous deux au prix de la folie…
Сette édition complète de Friedrich Hölderlin, parue en 1923 à Berlin, déclencha une première traduction en Russie, qu’il vaut la peine de signaler. L’initiateur et l’auteur de la traduction est Yakov Golosovker (1890-1967), le préfacier en est Anatoli Lounatcharsky, commissaire du peuple aux affaires culturelles (1875-1933). Golosovker était un philologue et philosophe extrêmement doué. En 1919 Lounatcharsky l’avait envoyé en mission en Crimée pour la préservation des monuments antiques, grecs, génois ou autres. Il traduisit de nombreux textes lyriques grecs, comme les poèmes de Sappho, sur qui il écrivit une thèse. Hölderlin devint son poète préféré. Comme Viatcheslav Ivanov, il s’enthousiasma pour l’auteur du roman Hypérion, ou l’ermite de Grèce, où Hypérion confie à son ami les émotions d’avoir trouvé en Grèce la patrie de son cœur. Après Hypérion la deuxième grande œuvre du poète avait été Empédocle, une tragédie écrite sur le philosophe d’Agrigente. Empédocle se suicida en se jetant dans le cratère de l’Etna - c’était en 443 avant J-C, du moins selon la légende lancée par ses disciples. La traduction parut en 1931 aux éditions Academia.
Lounatcharsky, qui fut limogé en 1930, mais gardait une certaine influence, souligne dans sa préface l’aspect prométhéen de la tragédie d’Empédocle, s’efforçant ainsi de justifier sa parution alors qu’on est en plein essor de l’ère stalinienne. La traduction de Golosovker parut, mais son auteur fut arrêté cinq ans plus tard et condamné à trois ans de camp, qu’il passa sur la Kolyma, plus trois années d’assignation à résidence. Libéré en 1944, Golosovker vécut au village des écrivains créé par Staline, Peredelkino en passant, comme un pèlerin mendiant, d’un ami chez l’autre.
Néanmoins, peu à peu, la vie de Golosovker reprit un cours normal, il vécut de traductions de la poésie grecque et latine, comme tant d’écrivains soviétiques (ah, la traduction nourrissait son homme en Russie soviétique !). Cependant, pour lui-même, il écrivait son Dostoïevski et Kant, qui parut en 1963, tandis que sa traduction d’Ainsi parlait Zarathoustra parut après sa mort, comme son propre roman, le Roman brûlé. Ce Roman Brûlé est étrangement proche du Maître et marguerite de Mikhaïl Boulgakov : mais chez l’un le roman brûle, chez l’autre il s’y refuse !
Pourquoi Lounatcharsky s’intéressa-t-il à Hölderlin, un des plus mystérieux romantiques allemands, qu’il est difficile d’enrégimenter dans les précurseurs de la Révolution bolchevique, et alors qu’au même moment Heidegger l’enrégimentait, lui, dans les précurseurs de la révolution allemande ?
Avec son Cromwell, nous avons déjà vu que Lounatcharsky tentait d’enrôler tous les grands révoltés de l’histoire, même ceux qui étaient mus, comme le Protecteur anglais, par une foi religieuse. Après Cromwell, lui-même a écrit des tragédies à thème historiques sur d’autres grands révoltés - Don Quichotte, Campanella-, dans la lignée de son « Alexandre Radichtchev, premier prophète et martyr de la révolution ». Il s’agissait d’offrir au peuple soviétique un bouquet de Grands Révoltés, de Spartacus à Cromwell et de Cromwell à Lénine.
La traduction d’Empédocle par Golosovker disparut en 1936 avec le traducteur, c’était chose normale à l’époque. Mais pour renaître après sa mort. L’Etna n’arriva donc pas à engloutir Empédocle dans l’incarnation que lui avaient donnée Hölderlin et Golosovker.
Me refusant à tenter une traduction française de la traduction russe d’Empédocle, je vous propose en français la belle traduction de Philippe Jaccottet, mort cette année en son domicile de Grignan, suivie de la traduction russe de Golosovker et de l’original du poème en allemand. J’ai choisi un passage de la 5ème scène du troisième et dernier acte de la première version. Empédocle et son fidèle disciple Pausanias gravissent le volcan, poursuivis par les agrigentins, et ils vont bientôt gagner « le sommet de ce vieil Etna sacré ». Pausanias a du mal à admettre la décision de son maître, qu’il a devinée. « Et tout cela devrait périr ? » lui demande-t-il en contemplant le front génial d’Empédocle, « pur sommet », plus haut que l’Etna. Nous entendrons la réponse du maître. Georges Nivat, le 01 Octobre 2021.
И все обречено прейти? - Прейти ? Но не подобно ль всякое пребыть Потоку, скованному стужей ? Спит Иль замер, где священной жизни дух, Что чистого ты в кандалы готов ? Но вечнорадостному никогда Не запугаться в тюрьмах, оцепенев. Спросишь : куда ? По всем оградам мира Проходит он и нет пути конца.
Et tout cela devrait périr ! - Périr ? Mais c'est Demeurer, pareil au fleuve enchaîné Par le gel. Fou que tu es ! Est-il quelque part Où dorme et s'arrête l'esprit sacré de la vie Pour que lui, le pur, tu puisses, toi, le lier ? Toujours dans la joie, il n'est de prisons Où tu le verras jamais se ronger d'angoisse, Ni s'attarder sans espoir à la même place, Tu veux savoir où il tend ? Il a les délices D'un monde à parcourir, et il ne finit pas.
Und alles soll vergehn! - Vergehn? Ist doch Das Bleiben, gleich dem Strome der Frost Gefesselt. Töricht Wesen! schläft und halt Der heilge Lebensgeist denn irgendwo, Dass du ihn binden möchtest, du den Reinen? Es ängstiget der Immerfreudige Dir niemals in Gefängnissen sich ab, Und zaudert hoffnunglos auf seiner Stelle, Frägst du, wohin? Die Wonnen einer Welt Muss er durchwandern, und er endet nicht.
Georges Nivat, slavisant, essayiste, professeur honoraire à l’Université de Genève. Traducteur d'André Biély, Gogol, Siniavski, Brodsky, Soljénitsyne. Auteur d’une douzaine d’ouvrages. Commissaire de quatre expositions à Genève et Paris. Derniers ouvrages en français : les Trois âges russes (Fayard, 2015), Alexandre Soljenitsyne, Un écrivain en lutte avec son siècle (Les Syrtes, 2018), Les Sites de la mémoire russe, tome II (Fayard, 2019). En russe : Русофил, (Moscou, Izd. Eleny Shubinoj). Il s’agit d’un ouvrage d’Alexandre Arkhangelski qui a pour sous-titre : La vie de Georges Nivat racontée par lui-même.
Site internet http//nivat.free.fr (liens sur plusieurs ouvrages en accès libre).
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