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Billet n°15, à propos de Heidegger, de Georges Nivat

Dernière mise à jour : 22 sept. 2021

En France viennent de paraître les Cahiers noirs du philosophe allemand Martin Heidegger (1889- 1970), ils sont écrits à une période critique de l’Europe et de l’Allemagne, où Molotov et Ribbentrop signent le traité d’amitié entre l’Allemagne nationale-socialiste et l’Union soviétique socialiste. On découvre quelques pensées étonnantes sur ce que pourrait être une réunion « historiale » des deux races…

La traduction d’Être et temps, l’ouvrage de Heidegger qui a ouvert, en 1927, sa longue production de textes philosophiques, est due à Vladimir Bibikhine (1938-2004), philosophe russe mort trop tôt mais qui a laissé une œuvre importante de traducteur (Nicolas de Cues, Pétrarque, Arendt, Grégoire de Palamas) et de philosophe (Connais-toi, le Mot et l’événement, le Monde, etc.).

Le 31 janvier 1962 Heidegger, dans une conférence à l’Université de Fribourg parle de l’illusion de la compréhensibilité d’une œuvre philosophique : « Si à cet instant on nous montrait les originaux de deux tableaux peints par Paul Klee l’année de sa mort, l’aquarelle « Une sainte vue dans la fenêtre » et « La mort et le feu », tempera sur carton d’emballage, tout ce que nous pourrions faire, c’est rester face à ces œuvres et dire adieu à toute prétention de compréhension immédiate ».


En France vient de paraître Réflexions VII- XI de Martin Heidegger, autrement dit le deuxième tome des Cahiers noirs (l31 carnets à couverture noire) tenus par Heidegger de 1931 à 1941. Le tome en question était très attendu car il couvre les années 1938 et 1939. Il suit de près l’édition allemande, et, d’avance, a été honni par ceux qui, en France surtout, n’en ont pas fini de faire le procès en « nazisme » du philosophe qui fut recteur de l’université de Fribourg pendant dix mois en 1933-34. Loin de moi l’idée d’en rendre compte, être heideggérien est comme entrer dans une philosophie paradoxale, qui annonce la mort de la métaphysique, et ouvre à une philosophie de la Présence, du « Dasein ». Mais ayant depuis longtemps lu « du » Heidegger en français et en russe (j’y reviendrai), ce tome m’a passionné. Et on y rencontre, au détour de certaines réflexions, la Russie.


La Russie, chez Heidegger est présente grâce à Dostoïevski qui a toujours figuré dans les maîtres qui ouvrent selon lui la parole risquée. Dans son livre sur le Nihilisme européen, Heidegger mentionne la naissance du mot nihilisme avec Tourgueniev. Puis il cite « Un mot d’explication » dont Dostoïevski a fait précéder son fameux « Discours sur Pouchkine » de 1880, affirmant que Pouchkine « a découvert et défini le phénomène le plus marquant et le plus déplorable de notre société cultivée, historiquement détachée du sol natal, et qui se guinde au-dessus du peuple. »


Dans ces Carnets noirs de 1938 et 1939, on est à une charnière. Le nazisme, arrivé au pouvoir par les voies démocratique en 1933, a pris la voie d’une extraordinaire violence antijuive, quoique la Solution finale n’ait pas encore été décidée. Le traité d’amitié entre Hitler et Staline vient d’être signé par Molotov à Berlin. les Cahiers reprennent de façon assez envoûtante les grands thèmes de Heidegger. Non que ce soient des brouillons, ou des journaux accompagnant la genèse, mais plutôt une sorte de perpétuelle remise sur l’enclume de la parole vraie pour dire la « vérité de l’Êstre » et la fuite hors de l’histoire « décompte- historique », faite de bluff et de techné, et la naissance de l’histoire porteuse-de- décision, comme au temps des Grecs, ou de Hölderlin.


Puis jaillit : « Pourquoi la préservation et la protection de la race n’iraient-elles pas jusqu’à laisser un jour se fonder en un même creuset l’élément allemand et l’élément slave (à savoir russe, auquel le bolchevisme a été imposé tout en lui étant parfaitement exogène) ? A l’esprit allemand, en ce qui fait le plus éminemment son sang-froid, ne faudrait-il pas dès lors, quitte à devoir le dompter, reconnaître comme son fonds radical un élément profondément obscur ? » Cette réunion des éléments germanique et slave pourrait aboutir à un accomplissement du colossal (Machenschaft) dans les pays du Couchant.


La correspondance de Hannah Arendt et Martin Heidegger, qui fut son maître et son amant, est un des moyens les plus accessibles d’entrer dans la pensée la vie, le destin du philosophe des « voies perdues dans la forêt ». Interrompue en 1933 la correspondance reprend en 1950. Dans le superbe discours qu’Arendt a fait pour le 80ème anniversaire du maître, elle explique l’engagement de Heidegger en 1933 comme la « tentation de s’impliquer », une tentation qui a tourné plus mal encore que pour Platon. Car les victimes du dictateur que Platon est allé servir à Syracuse n’étaient pas de son propre pays, celles de Hitler l’étaient, au début.


Cette réflexion sur le philosophe au service (passager) du tyran peut évidemment en inspirer une autre sur la mise au service du tyran d’une grande partie de l’intelligentsia russe, que Soljénitsyne a définie comme « la tribu instruite » (instruite, mais tribale).


La traduction russe d’Être et Temps est du philosophe Vladimir Bibikhine, et elle est un tour de force, jusqu’à présent une unique tentative. Elle parut peu après la chute du communisme, mais était sur le métier depuis longtemps Bibikhine ayant donné à l’Université d’État de Moscou, en 1991-92, une série de cours sur Heidegger. Lui aussi fait allusion à Syracuse dans sa préface. La traduction de Bibikhine convainc que le russe a plus d’aptitude à forger des mots que le français, car pour traduire Heidegger, il faut vraiment se faire forgeron de mots. Bibikhine, lui-même, dans ses cours et ses textes hésite à définir Heidegger. Certes, écrit-il, il est d’un côté le Platon de notre temps, fuyant et envoûtant. Quand il faisait cours, les étudiants avaient l’impression de voir, sentir la présence de la Chose en soi, ou de l’Être des Étants. Mais était-il un charlatan, ou un nouveau Platon qui conduira les hommes à penser encore dans deux mille ans ?

« Il nous le faut décider, sinon nous n’avons pas de rapport à la philosophie et nous sommes comme ceux qui se sont abstenus lors du délibéré de la condamnation de Socrate. » [1]

Georges Nivat, Le 12 Mai 2021

 

[1] V. V. Bibikhin, Jazyk filosofii. M. 2002. p. 260.

 

Georges Nivat, slavisant, essayiste, professeur honoraire à l’Université de Genève. Traducteur d'André Biély, Gogol, Siniavski, Brodsky, Soljénitsyne. Auteur d’une douzaine d’ouvrages. Commissaire de quatre expositions à Genève et Paris. Derniers ouvrages en français : les Trois âges russes (Fayard, 2015), Alexandre Soljenitsyne, Un écrivain en lutte avec son siècle (Les Syrtes, 2018), Les Sites de la mémoire russe, tome II (Fayard, 2019). En russe : Русофил, (Moscou, Izd. Eleny Shubinoj). Il s’agit d’un ouvrage d’Alexandre Arkhangelski qui a pour sous-titre : La vie de Georges Nivat racontée par lui-même.


Site internet http//nivat.free.fr (liens sur plusieurs ouvrages en accès libre).


Georges Nivat
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