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Langue maternelle

Dernière mise à jour : 27 sept. 2020

La langue maternelle que l’émigré emporte avec soi est un festin dont on est chassé. Et d’où l’on emporte les « restes », en se cachant. La poésie d’Olga Ansteï est plus qu’un reste, mais économise la langue, et nous offre des gemmes taillées avec art, oubliées.

Le livre d’Ansteï paru à Kiev en 2000
Le livre d’Ansteï paru à Kiev en 2000
Je l’ai vue en rêve, c’est un Navire-Titan, Voiles délavées, par le vent gonflées. Il me semblait, tant que j’y avais pied, Que Titan moi-même, pour sûr, j’étais. Pas pour longtemps ! mais quel bonheur ! Faut s’attacher au bastingage – Sinon la vague t’envoie au large... Et le Titan suit sa lancée. En rêve encore : une fête, un banquet. Invités, vite on goûte à tous les mets. On boit l’eau de vie aux amphores. A la fois dieux et matamores. Mais on le sait : il faudra déguerpir ! Lorgne vite après l’ultime gorgée, Cache ton pain au creux de la main, Et pour les gosses, rafle les restes Allez, vite ! voici les nouveaux hôtes On change les mets dans la salle haute. Pas un instant pour s’essuyer les lèvres ! Au lit ! Et le banquet reprend sa fièvre. Olga Ansteï

Il est des gageures en traduction. « Rodnoï jazyk », en russe, est au masculin ; « langue maternelle », en français est au féminin. Olga Ansteï (1912-1985), poète merveilleux, peu connu, vivait en exil, et avait une nostalgie aiguë de son parler natal. Elle voyait la langue russe au masculin, comme un Vaisseau-fantôme dont elle était tombée en mer, comme un festin rapide, d’où elle emportait les restes, ce que dans les restaurants new-yorkais on appelle « dog’s bag ».

Les restes d’une langue, les restes d’un paysage, d’une manière de manger, de marcher, de déboucher une bouteille, ou de courtiser... La littérature russe de l’émigration est truffée de ces « restes ». Les choses et rien d’autre, un livre de l’écrivain Gorny, publié en 1928, en fait l’inventaire. Olga Ansteï [1], de son vrai nom Steinberg, fut plusieurs fois jetée par-dessus bord. Elle était de Kiev, russe, croyante, parlant parfaitement l’ukrainien ; elle assista avec horreur à la famine de 1933, aux destructions d’églises, au massacre de Baby Yar. (Evtouchenko protestait toujours que c’était elle, non lui, qui, en 1948, avait la première poussé un cri d’horreur, dans un poème intitulé « Le ravin de Cyrille », du nom de l’église voisine). En 1943, Olga reflua avec les Allemands, errant, enceinte d’une première fille, avec son mari le poète Ivan Elaguine (demi-juif), entre Prague, Varsovie et Berlin pour se retrouver dans un camp de Di. Pi.[2] en Bavière occupée par les Américains. Dans la « galactique des Di.Pi. » (L’expression est de Mikhaïl Ioupp), paraissaient alors des dizaines de recueils, ronéotés ou manuscrits. Elle y publia Une porte dans le mur, qu’apprécia Bounine, à qui elle l’avait envoyé. De Bavière, elle émigra à New-York, qu’elle aima autant que Kiev. Si Kiev était « une Sion aux sept collines », New-York, une île de liberté où « l’océan souffle dans la fenêtre ». Elle y travailla comme interprète à l’ONU. Olga Ansteï manie la langue russe avec parcimonie, de peur, peut-être, de la perdre. Elle a hérité des acméistes, un métier d’orfèvre poétique. Ses poèmes sont comme des gemmes ; ses rythmes ternaires, ses dolniks à la Blok (rythmes mi binaire, mi ternaire), un ressac bref et brillant. La vie est un brouillard, mais un brouillard dessiné avec la précision de la pluie dans les dessins japonais. Et les jours vides…

Sont plus longs que des siècles

Deux mots gravés : j’attends !

Dans l’original, ce ne sont pas deux mots, mais trois lettres « ЖДУ». La langue russe a les mots les plus courts et les plus longs de toutes les langues indo-européennes. Des verbes de trois lettres, en français, même en relisant Racine, il y en a très peu, et forcément à l’impératif. Olga Ansteï, à sa façon, chantait l’exil, « sur les fleuves de Babylone ».

Lave figée, mille-feuilles des villes, Et mille-feuilles des vers et des rides ! Ô Dieu Juste ! la douleur ne fige pas , Pourquoi ? le parfum perd son nez, Le thé vieilli n’a plus de force, Les tapis, tous, se décolorent. Mais d’où vient cette absurdité : Cette douleur qui reste à vif ?

Georges Nivat, 1er Mai 2020.


[1] Ansteï est un pseudonyme emprunté au poète anglais Christophe Anstay du XVIII ème siècle. [2] Displaced Person.

 
Georges Nivat, slavisant, essayiste. Traducteur d'André Biély, Gogol, Siniavski, Brodsky, Soljénitsyne. Auteur d’une douzaine d’ouvrages. Commissaire de quatre expositions à Genève et Paris. Derniers ouvrages : les Trois âges russes (Fayard, 2015), Alexandre Soljenitsyne, Un écrivain en lutte avec son siècle (Les Syrtes, 2018), Les Sites de la mémoire russe, tome II (Fayard,2019). En russe : Русофил, (Moscou, Izd. Eleny Shubinoj). (Entretiens avec Alexandre Arkhangelski, livre paru mais confiné) Site internet http// nivat.free.fr

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