Jusqu’à la révolution, la capitale de la Russie était à Saint-Pétersbourg et c’est donc là que la France avait son ambassade dans un hôtel particulier qui lui appartenait. Elle ne reconnut pas la prise du pouvoir par les bolchéviks et c’est seulement en 1924 qu’elle établit des relations diplomatiques avec l’URSS. Entretemps, la capitale avait été transférée à Moscou où elle dut se mettre en quête d’un bâtiment pour abriter sa mission diplomatique. Tout le parc foncier avait été nationalisé et il lui fallut en louer un par l’intermédiaire du Biourobine, le bureau central pour le service des étrangers créé en 1921 et qui prit le nom en 1948 d’OUPéDéKa (Direction du corps diplomatique). Que les diplomates et journalistes à Moscou aient eu besoin de louer un appartement, d’engager une femme de service, un professeur de russe ou une masseuse, d’acheter un billet de train, ils devaient obligatoirement passer par ce fameux bureau. C’était le premier mot de russe qu’ils apprenaient en débarquant à Moscou. Pour eux existaient également des rayons spéciaux dans certains magasins, sans parler du Torgsin de 1930 à 1936, avant que ne soit créé en 1961 le réseau des Bériozka. Tout cela maintenait les étrangers dans une bulle d’où il leur aurait fallu beaucoup d’efforts pour sortir, mais ils auraient été bien en peine s’ils avaient dû partager la vie des simples Soviétiques.
En 1924, un hôtel particulier (aujourd’hui Pomerantsev per. 6), mis à la disposition du Comité international d’aide aux victimes de la famine dirigé par le célèbre Nansen, venait justement de se libérer. Il avait appartenu à un marchand du nom de Medyntsev et construit au début du XXe siècle en modern-style. Quelques années plus tard, la France obtint un bâtiment supplémentaire pour y installer la chancellerie, un autre hôtel particulier, construit dans un style éclectique à la fin du XIX° siècle (aujourd’hui Granatny per. 7) pour la femme d’un homme d’affaires, un certain Leman.
Quand l’ambassadeur nommé à Moscou en 1938, Robert Coulondre, découvrit sa résidence à l’hôtel Medyntsev, il fut horrifié. « Est-il possible que ce bâtiment, perdu au fond d’une impasse, soit la maison de France ? Sa façade de tuiles vernissées et de verres dépolis annonce plutôt un bain turc! », s’exclama-t-il. Cette appréciation me semble plutôt injuste. Son mauvais état ne permettait sans doute pas de reconnaître l’intérêt du décor extérieur. Le conseiller d’ambassade qui accueillit son nouveau chef lui en fit faire la visite, comme le raconte l’ambassadeur dans ses mémoires. « Ici à droite, au rez-de-chaussée, c’est l’appartement de l’évêque, Mgr Neveu ; à gauche, c’est la chambre du père Brown. Ce n’est pas un hammam, mais un monastère ! Le conseiller m’explique que mon prédécesseur a dû recueillir ces deux prêtres pour les protéger contre la persécution religieuse qui sévit. » L’ambassadeur hâta les tractations commencées par ses prédécesseurs avec l’incontournable Biourobine pour trouver un autre bâtiment. Parmi les propositions qui furent faites aux diplomates français, le choix se porta finalement sur l’hôtel Igoumnov. Quand la rumeur s’en répandit, un groupe de collaborateurs de l’Institut du sang qui y était installé publia une lettre de protestation dans les Izvestia. Une pétition en pleine terreur ! Grossière manœuvre pour faire monter les enchères. J’imagine la conversation avec le directeur de Biourobine : « Monsieur l’Ambassadeur, nous comprenons bien votre choix, mais, voyez-vous, ce bâtiment est occupé par un institut scientifique que nous devrons déménager et, d’ailleurs, déjà, dans la presse… Cela va exiger de nous un gros effort. » Je ne sais si le montant du loyer annuel fixé à 100 000 roubles était excessif. L’avantage de la maison Igoumnov, c’est qu’outre l’hôtel particulier, destiné à la résidence de l’ambassadeur avec les salles de réception et au logement de son adjoint et d’un ou deux autres de ses collaborateurs, elle comprenait d’assez vastes communs pouvant abriter tous les services : la chancellerie, les archives, le chiffre, le consulat, le service de presse, les bureaux de l’attaché commercial et de l’attaché naval, plusieurs appartements. Si l’hôtel particulier était classé et si Birioubine veilla à ce que son aménagement en respecte strictement l’architecture, ce n’était pas le cas des communs, où les Français purent entreprendre les travaux qu’ils voulaient. Leurs occupants les avaient cependant laissés dans un état épouvantable avec les cages abandonnées par les singes servant aux expériences de transfusion sanguine. Pour laisser la place aux diplomates, il avait fallu les déménager avec l’institut du sang. Au fait, qu’est devenu l’Institut du cerveau, installé, lui, dans l’hôtel particulier de la maison Igoumnov ? Ses collaborateurs et les cerveaux des grands hommes qui y étaient conservés furent transférés dans l’hôtel Medyntsev, libéré par les Français. Je me demande comment on a transporté la précieuse relique de l’encéphale léninienne.
Les Français firent entreprendre tout un ensemble de travaux qui donnèrent lieu à d’interminables discussions avec Biouroubine, dont tout dépendait, sur les coûts comme sur la progression du chantier. Par exemple, après la guerre, une nouvelle tranche de travaux sera interrompue, Biourobine ayant prétexté qu’il devait s’occuper de la réfection de la datcha de Molotov, le ministre des Affaires étrangères. Lors des premiers aménagements, un jardin fut planté dans le terrain attenant et il fut même envisagé d’y creuser une piscine ! En 1938, était-ce vraiment le moment ? Cette idée saugrenue fut heureusement abandonnée.
Il ne fut pas donné à Coulondre, nommé à Berlin, de s’installer dans la maison Igoumnov. Ce sont ses successeurs qui en prirent possession, le premier nommé sous le gouvernement d’Edouard Daladier, le second à la veille de la défaite française, mais restant à Moscou comme représentant de la France de Vichy. En avril 1941, le maréchal Pétain nomma à Moscou un collaborationniste notoire qui n’y fit pas de vieux os, car, après l’invasion de l’URSS par les troupes hitlériennes, le gouvernement de Vichy rompit ses relations diplomatiques avec le gouvernement soviétique et rappela tout son personnel. La maison Igoumnov resta vide quelque temps, jusqu’à ce que les autorités soviétiques établissent des relations avec la France libre et y accueillent son représentant à Moscou. La première personnalité politique française à y séjourner fut précisément le général de Gaulle. Celui-ci se rendit dans la capitale soviétique en décembre 1944 pour s’y entretenir avec Staline. Dès sa descente du train, il déclara qu’il séjournerait à l’ambassade de France et non dans la maison des hôtes du Kremlin. C’est donc dans la maison Igoumnov que de Gaulle consulta ses collaborateurs avant la signature du traité franco-soviétique de 1944. Il y assista à un déjeuner auquel furent invités des écrivains soviétiques autorisés à avoir des contacts avec des étrangers. Parmi eux Ehrenbourg. Quelques-mois plus tard, de Gaulle nomma à Moscou un ambassadeur en la personne du général Catroux. Alors s’installa la routine de la vie d’une ambassade étrangère en Union soviétique…
Yves Hamant, le 11 Juin 2021
Sources citées :
- Robert Coulondre, De Staline à Hitler, Paris, Perrin, 2021, p. 47.
Sur le réaménagement de la maison Igoumnov : Basile Baudez, L’ambassade de France à Moscou, Livraisons d’histoire de l’architecture, année 2002, n°4.
Professeur émérite d’études slaves à l’université Paris-Ouest-Nanterre, agrégé de Russe, docteur en sciences politiques, Yves Hamant fut aussi le premier traducteur de l'Archipel du Goulag d'Alexandre Soljénitsyne.
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