Ce poème d’Ossip Mandelstam écrit à Voronej fin janvier 1937, pendant son second exil, dit, avec une force fulgurante, la déréliction du monde. L’année suivante, ce sera pour le poète l’arrestation, le transfert à l’autre bout du pays, la mort dans un camp de transit. Natan Altman, illustrateur avant-gardiste de Gogol en pleine terreur stalinienne, nous aide à « voir » le poème.
« Je ne sais pas ce qu’est le destin. – Je vais te le dire, c’est simplement la forme accélérée du temps. » Cette réplique de La guerre de Troie n’aura pas lieu, de Jean Giraudoux, auteur à l’exact opposé d’Ossip Mandelstam, me semble pourtant exactement convenir au destin du poète ultra-lucide qui mourut fou dans le camp de transit de Vladivostok. Ses trois cahiers de vers écrits à Voronej, dans l’attente du destin qui le côtoyait et menait à la mort, sont une des plus extraordinaires fulgurances poétiques de la langue russe. De 1934 à 1937, le poète et sa femme sont relégués dans la ville de Voronej. « Je dois vivre, moi qui suis mort deux fois », écrit Ossip. Nadejda confie à Marietta Chaguinian : « Chez Mandelstam, les poèmes sont une décharge de malheur, d’interdit, de mortelle terreur ». L’exil à Voronej était une douce grâce qui retardait la mise à mort, Voronej était un raccourci du destin. Et nous a légué ces étranges « décharges de malheur », de malheur vu dans l’éclair de la lucidité, dans le grotesque du sarcasme, ou la clownerie de Charlie Chaplin. Ossip Emiliévitch se soigne dans une clinique pour maladies nerveuses, reçoit pendant une semaine la visite d’Anna Akhmatova, qui l’aide moralement, tout comme les lettres de Pasternak. La lutte pour « le démasquage des ennemis de classe » reprend de plus belle après le premier procès de Moscou. Mandelstam est mentionné dans des réunions locales de dénonciation publique. Décembre 1936 est néanmoins une brève période d’afflux poétique, le second, le troisième Cahier sont écrits en trois mois. Voronej y apparaît dans d’étranges clichés en noir-et blanc, comme dans ce poème, qui date de janvier 1937. On est en pleine terreur, les rues sont noires, il faut aller chercher l’eau à une pompe à main, dans la nuit et dans le gel qui peut faire mortellement glisser. La ville est plantée comme un clou dans le poète, les portes sont closes, tout est cadenassé par la peur et la misère – n’était l’aide apportée par Natalia Chtempel, grâce à qui nous avons ces poèmes et quelques détails sur leur genèse.
Superbe cliché pris dans la nuit noire, ce poème est aussi un cri d’appel au secours qui glace le sang. Le dénouement du destin n’est plus bien loin, mais Mandelstam se décide, « la corde au cou », comme les bourgeois de Calais, à élaborer son « Ode à Staline ». Pour prouver qu’il n’est pas encore mort, pour implorer en gardant la tête haute ? Un peu les deux. La Cène de Léonard de Vinci transparaît dans le Troisième Cahier, comme au mur du monastère Santa Maria delle Stelle à Milan. Le rire aussi passe en éclair. Tout s’accélère en 1937 : retour à Moscou (la relégation est légalement achevée), puis expulsion de Moscou, incursions illégales dans la capitale pour mendier des secours, le troisième procès de Moscou, exécution de Boukharine, naguère son protecteur, arrestation le 2 mai 1938.
Le poème « Où me fourrer dans ce janvier fou » est un des plus saisissants de cette fin de destin, où le temps s’accélère et le destin du poète court vers la borne. Un des plus éclairants aussi sur ce que fut Voronej pour lui, ce que fut la Russie en proie à la Terreur pour les contemporains, ce que peut toujours être le monde, notre monde, lorsqu’il ne reste plus que « de l’air mort » à respirer.
Où me fourrer dans ce janvier fou ? La ville offerte accrochée comme un clou, Toutes ces portes closes, c’est ça qui me rend saoul ? J’ai envie de mugir - face à tous ces verrous. Ah, cette impasse agrippée à moi, qui aboie ! Ah, ces rues amochées et leurs soupentes ! Ah, ces ombres cachées dans tous les coins ! De partout accourus, tous ces malandrins ! Droit dans la fosse obscure et ses verrues, Je glisse - vers la pompe à eau glacée. Je trébuche et je mange de l’air mort. Les corbeaux noirs dans leur fièvre ont tous fui. Moi, je gémis, leur crie après, et mugis Dans la goulotte en bois toute verglacée : Un lecteur ! une oreille ! un médecin ! Sur l’escalier piquant – un être à qui parler ! (1er février 1937)
Georges Nivat, le 03 Novembre 2020.
Georges Nivat, slavisant, essayiste, professeur honoraire à l’Université de Genève. Traducteur d'André Biély, Gogol, Siniavski, Brodsky, Soljénitsyne. Auteur d’une douzaine d’ouvrages. Commissaire de quatre expositions à Genève et Paris. Derniers ouvrages en français : les Trois âges russes (Fayard, 2015), Alexandre Soljenitsyne, Un écrivain en lutte avec son siècle (Les Syrtes, 2018), Les Sites de la mémoire russe, tome II (Fayard, 2019). En russe : Русофил, (Moscou, Izd. Eleny Shubinoj). Il s’agit d’un ouvrage d’Alexandre Arkhangelski qui a pour sous-titre : La vie de Georges Nivat racontée par lui-même.
Site internet http//nivat.free.fr (liens sur plusieurs ouvrages en accès libre).
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