Milton et Bunyan, deux grands poètes puritains anglais du 17ème siècle, de l’époque où l’Angleterre décapita son roi, et se donna Cromwell pour Lord Protecteur de sa nouvelle République ont fortement intéressé Pouchkine. Un an avant sa mort, il traduit The Pilgrim’s Progress de Bunyan. Cromwell n’est pas loin, et Pouchkine ne supporte pas la tragédie de Hugo.
Alexandre Pouchkine s’est intéressé aux deux grands poètes puritains de l’Angleterre. A John Bunyan (1628-1688), il a emprunté le héros du poème « The Pilgrim’s Progress ». Écrit le 26 janvier 1835, peu de temps avant le duel fatal, le poème « Le pèlerin » (« Strannik »), est une traduction libre du chant I de l’œuvre de Bunyan, où est décrite la fuite de Chrétien, le héros de Bunyan, loin d’un monde qu’il hait. Ce thème apocalyptique, qui a envahi toute l’Europe à partir de Jérôme Bosch puis des gravures de Dürer, était cher aux Vieux-croyants russes ; les marchands d’Outre Volga avaient tous des Apocalypses illustrées (Litsevye Apokalipsisy), qu’on déroulait devant les enfants le dimanche (il y avait des rabats horizontaux et verticaux, le livre manuscrit était comme une sorte de pieuse BD). Ces manuscrits illustrés à la main étaient encore confectionnés au début du XXe siècle. Nous avons choisi pour illustrer Bunyan, une Apocalypse du Nord de la Russie, conservée à la maison Pouchkine, et probablement enluminée à l’époque où Pouchkine écrivit son poème « Le Pèlerin »[1].
Une fois, errant par un val sauvage, Je fus empli d’anxiété très pesante, Lourd fardeau m’oppressa et me plia, Comme cestui qui répond d’assassinat. Le chef courbé, je me broyais les mains, En sanglots gémissait mon âme éperdue, Comme un mourant répétant mots amers : « Que faire de moi ? Dieu, quoi devenir ? »
Sa famille tente de le retenir, elle est pétrifiée de peur en le voyant abandonner femme, enfants, maison, famille. C’est la Fuga mundi que pratiquaient les quakers, les puritains, ceux qui prirent le Mayflower pour fuir les péchés de l’Europe où ils vivaient. Mais un ange-enfant lui demande : « Ne vois-tu rien par devant toi ? »
« Je vois une lumière », dis-je enfin, « Va ! », me dit l’enfant. « Tiens-toi bien à elle ! C’est la borne où ton char devra tourner ! Menant au Salut par l’Étroite Porte. Va ! » Et moi, de courir à perdre haleine.
Le second poète puritain est John Milton (1608-1674). Pouchkine lui consacre un long article, où il se gausse du mépris où le tiennent tant Vigny (dans Cinq-Mars - 1826), que Hugo (dans sa tragédie Cromwell - 1827). L’article de Pouchkine parut dans sa revue le Contemporain, en 1836. Milton, avant de devenir aveugle, fut un des conseillers du Lord-Protecteur de la nouvelle République d’Angleterre. Les deux poètes et romanciers français se moquent du poète perdu dans des rêves « pieux », et ils ne comprennent pas que Milton ait pu servir Cromwell dans les affaires de l’État. Milton écrivit en particulier les lettres, en latin, envoyées à Richelieu et à Louis XIV. Notons qu’il rédigea aussi une Brève Histoire de la Moscovie, traduite et publiée en russe en 1874[1]. Pouchkine reprend une acerbe critique de la traduction de Paradise Lost que venait de faire Chateaubriand, en prétendant à une fidélité mot-à-mot. « Si la langue russe, si malléable et si puissante dans ses moyens et dans ses tournures, si hospitalière et si conviviale dans ses rapports aux autres langues, est impuissante à faire une traduction juxtalinéaire, de quelle façon le français, si prudent dans ses usages, et si infatué dans ses traditions, si hostile aux autres langues, même cousines de lui, pourrait-il supporter une telle expérience, surtout dans le combat avec la langue d’un poète comme Milton ? »
Cromwell, servit dans la tradition russe de langue d’Ésope politico-littéraire à réfléchir sur la monarchie, la république, les extrémités où mènent les révoltes populaires. Dès la venue au pouvoir des Bolcheviks, on chercha au coup d’État de Lénine des antécédents glorieux. Il y avait, bien sûr, la Grande Révolution française, elle sert de sous-texte à tous les agissements des uns et des autres dans les premières années de la Révolution et de la guerre civile. Il y avait la Commune de Paris. Il avait les révoltes romaines, en particulier Spartacus, mais aussi Catilina, à qui Alexandre Blok consacre un article enflammé. Et puis il y avait les révoltes russes, Stenka Razine au XVIIe siècle et Emélian Pougatchov, sous Catherine II, - une révolte puissante, tenace, longue- et sur laquelle Pouchkine a longuement réfléchi, par l’exemple de quoi il espérait (en vain) infléchir la politique de Nicolas Ier. Et puis il y a Cromwell, la République anglais, la décapitation du roi Charles Ier. Dès 1918 Lounatcharsky y pensa. Il en résulta sa tragédie Cromwell, parue en 1919. (À suivre). Georges Nivat, le Vendredi 22 Mai 2020.
[1] Litsevye Apokalipsisy russkogo severa. Dir. Gleb Markelov et Arina Bildioug. Saint-Pétersbourg, 2008. Bibliothèque présidentielle Boris Eltsine
[2] Mосковия Джона Мильтона, со статьей и примечаниями Юрия Вас. Толстого, Bibliothèque présidentielle Boris Eltsine, ББК 63.3(2)43.
Georges Nivat, slavisant, essayiste, professeur honoraire à l’Université de Genève. Traducteur d'André Biély, Gogol, Siniavski, Brodsky, Soljénitsyne. Auteur d’une douzaine d’ouvrages. Commissaire de quatre expositions à Genève et Paris. Derniers ouvrages en français : les Trois âges russes (Fayard, 2015), Alexandre Soljenitsyne, Un écrivain en lutte avec son siècle (Les Syrtes, 2018), Les Sites de la mémoire russe, tome II (Fayard, 2019). En russe : Русофил, (Moscou, Izd. Eleny Shubinoj). Il s’agit d’un ouvrage d’Alexandre Arkhangelski qui a pour sous-titre : La vie de Georges Nivat racontée par lui-même.
Site internet http//nivat.free.fr (liens sur plusieurs ouvrages en accès libre).
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