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Les secrets de la maison Igoumnov. Episode 2 : le cerveau de Lénine

Après la Révolution, la maison Igoumnov fut nationalisée et mise à la disposition du club des employés de l’imprimerie Gosznak, qui fabriquait les billets de banque (comme en écho involontaire au bal mémorable au cours duquel les invités d’Igoumnov avaient dansé sur des pièces d’or à l’effigie du tsar).

La maison Igoumnov, actuelle ambassade de France en Russie, située rue Bol'shaya Yakimanka à Moscou..
La maison Igoumnov, actuelle ambassade de France en Russie, située rue Bol'shaya Yakimanka à Moscou..

Le 21 janvier 1924 survint la mort de Lénine. Son corps fut déposé dans un mausolée, initialement en bois. (Une grande amie de ma famille, alors enfant, voyant le monument pour la première fois, demanda à sa mère : « Dis-moi, qu’est-ce que c’est que cette izba qui n’a pas de fenêtres ? »)


Les leaders bolchéviques se divisèrent sur le sort à réserver à la dépouille. Les uns proposèrent de la congeler en attendant qu’un jour, peut-être, avec les progrès de la science… Les autres, notamment Staline, insistèrent pour l’embaumement. Sa femme, Nadejda Kroupskaïa, était contre, elle aurait voulu que Lénine soit tout simplement enterré. Mais on lui soutira son accord en lui laissant croire qu’il s’agissait seulement de permettre à la foule de venir pendant quelques semaines s’incliner devant le défunt. (Il paraît que, dans d’autres cas, on lui fera comprendre, que si elle ne se montrait pas compréhensive, on pourrait bien trouver à Lénine une autre veuve.)


Mais le cerveau ? Qu’allait-on faire du cerveau ? Le cerveau d’un des plus grands hommes de tous les temps. Il fallait absolument l’étudier pour découvrir d’où venait le génie de Lénine.


La maison Igoumnov fut désignée pour le recevoir, les employés de Gosznak déménagèrent et, au premier étage, dans la grande salle donnant sur la rue, laissèrent la place au « Laboratoire d’étude du cerveau de V. I. Lénine ».


On commença l’examen. L’organe était dans un état épouvantable. Un hémisphère était plus petit que l’autre. Et le poids ? 1340 g. Alors que le poids moyen d’un cerveau humain est de 1400 g. Celui de Tourguéniev pesait 2012 g et celui de Byron, 1800 g. Il fut donc décidé que, désormais, la norme serait de 1300 g.

Le professeur Oskar Vogt.
Le professeur Oskar Vogt.

On invita d’Allemagne le professeur Oskar Vogt (1870-1959) qui dirigeait le Kaiser Wilhelm Institut für Hirnforschung (Institut pour l’étude du cerveau) à Berlin (1). Pour sa recherche, il commanda un microtome perfectionné, fit découper le cerveau en 34 000 fines lamelles et préparer autant de coupes histologiques. Au bout de quelques années, le professeur rendit son verdict :


Les neurones pyramidaux de la couche III de plusieurs régions du cortex cérébral étaient exceptionnellement grands et nombreux, ce qui était de nature à favoriser la pensée associative et expliquer les processus mentaux exceptionnels de Lénine.

Ouf ! L’honneur du chef de la Révolution était sauf.


Par la suite, on a pu comparer l’auguste encéphale à celui d’autres leaders révolutionnaires. La comparaison s’est avérée en faveur des neurones pyramidaux du chef de la Révolution. Il valait mieux pour les chercheurs qu’il n’en fût pas autrement.


Cependant, à Leningrad, le psychiatre Vladimir Bekhterev proposa aux autorités la création d’un Panthéon du cerveau, destiné à recueillir les cerveaux des grands hommes dans le but de poursuivre l’étude des sources du génie. Il fit valoir qu’il serait également souhaitable que son ouverture intervienne pour le 10e anniversaire de la Révolution de 1917. Il obtint gain de cause, mais c’est à Moscou que fut ouvert, en 1928, l’Institut du cerveau, sur la base du laboratoire de la maison Igoumnov. Bekhterev mourut juste avant et, conformément à son testament, les premières pièces remises au nouvel institut furent son propre cerveau et ses cendres.


La mort subite de Bekhterev est entourée d’une légende. Peu avant, il aurait été appelé auprès de Staline pour examiner son bras gauche légèrement atrophié et il aurait eu l’imprudence de confier à des tiers que le patient souffrait de paranoïa. Quelques jours plus tard, il mourait après avoir mangé une glace au théâtre Bolchoï ou des conserves avariées. De mauvais esprits établissent une corrélation entre la divulgation du diagnostic et ce qui pouvait être un empoisonnement.


Quoiqu’il en soit, les cerveaux de leaders du parti, tels Kouïbychev, Lounatcharski, Bogdanov, d’un des fondateurs de la Tchéka (la police politique), Menjinski, de Kirov assassiné en 1934 sans doute sur ordre de Staline, ou bien des savants Mitchourine et Tsiolkovski vinrent par la suite au fil du temps s’empiler dans des bocaux alignés sur des étagères. Aussitôt après son suicide, en 1930, le cerveau de Maïakovski fut apporté dans une cuvette. Il pesait, lui, 1700 g. Parmi les cerveaux rassemblés, seuls deux appartiendront à des femmes, ceux de Nadejda Kroupskaïa et de Clara Zetkin, révolutionnaire allemande réfugiée en URSS après la victoire des nazis (celle-là même qui avait promu la journée internationale des femmes, le 8 mars).


Ces recherches sur les cerveaux géniaux participaient de l’idée de créer un homme nouveau, le surhomme de la société communiste, tel qu’il était rêvé par exemple par Trotsky, parmi d’autres :

« L'esprit de construction sociale et l'auto-éducation psycho-physique deviendront les aspects jumeaux d'un seul processus… L'homme deviendra incomparablement plus fort, plus sage et plus subtil... L'homme moyen atteindra la taille d'un Aristote, d'un Gœthe, d'un Marx. Et, au-dessus de ces hauteurs, s'élèveront de nouveaux sommets. (2) »


Quand j’étais en poste à Moscou, si l’on m’avait raconté la légende de la maîtresse emmurée, on ignorait l’histoire, tout à fait authentique celle-là, du cerveau de Lénine. Je ne sais comment je l’ai découverte. Peut-être en feuilletant la revue du « Personnel médical » (Meditsinski rabotnik), précisément dans le numéro de 1927 dont la une est reproduite ici avec la photo du professeur Vogt. Beaucoup plus récemment, je l’ai vérifiée et complétée d’après le livre entier sérieusement documenté qu’a consacré avec talent à l’Institut du cerveau Monika Spivak, aujourd’hui conservatrice du musée Andreï Biély à Moscou (3).


Lors des réceptions dans le grand salon, je riais sous cape en m’imaginant que le djinn de Lénine planait au-dessus des invités.


Cependant, l’histoire des secrets de la maison Igoumnov ne s’arrête pas là…


Yves Hamant, le 27 Octobre 2020.

 

(1) Le germaniste français Pierre Grappin, doyen de la faculté de Nanterre en 1968, fit la connaissance de Vogt en Bavière au lendemain de la guerre. Celui-ci le prit en amitié et voulut en faire son dauphin en lui transmettant toutes ses connaissances sur le cerveau. Grappin préféra la germanistique. Pierre Grappin, « L’île aux peupliers. De la Résistance à Mai 1968 : Souvenirs du Doyen de Nanterre », Presses universitaires de Nancy, 1993, p. 176-178.

(2) Léon Trotsky, « Littérature et révolution », 1923, chapitre VIII.

(3) Monika Spivak, « Posmertnaïa diagnostika genialnosti » (Le diagnostic post-mortem du génie), Moscou, Agraf, 2001. Réédité sous le titre « Mozg otpravte po adresu… » (Envoyez le cerveau à l’adresse suivante…), Moscou, Corpus, 2010.

 

Professeur émérite d’études slaves à l’université Paris-Ouest-Nanterre, agrégé de Russe, docteur en sciences politiques, Yves Hamant fut aussi le premier traducteur de l'Archipel du Goulag d'Alexandre Soljénitsyne.

Yves Hamant, auteur de ce billet, ici au Centre culturel Alexandre Soljenitsyne tenant un exemplaire de l'Archipel du Goulag dont il fut le premier traducteur.
Yves Hamant, auteur de ce billet, ici au Centre culturel Alexandre Soljenitsyne tenant un exemplaire de l'Archipel du Goulag dont il fut le premier traducteur.

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