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Photo du rédacteurLes Éditeurs Réunis

Pour le 80ème anniversaire de la naissance de Joseph Brodsky

Dernière mise à jour : 27 sept. 2020

Inspirée par le 80ème anniversaire de la naissance de Joseph Brodsky, Anne Hogenhuis revient sur leur rencontre à Amsterdam, une ville selon son cœur, en trois tableaux.

Joseph Brodsky qui n’était bien nulle part, sinon sur les bords de la Neva dont il avait été expulsé, se trouvait bien à Amsterdam.

Dans cette ville noyée de brumes il retrouvait les réminiscences du Léningrad de sa jeunesse. Un lieu qui faisait écho à un passé révolu sans nostalgie, mais intégré à sa personne réfractaire. Depuis 1972, il habitait aux Etats-Unis. Néanmoins, il préférait l’Europe. Venise, et son ineffable Aqua Alta[1]. Et Amsterdam, qui le rapprochait peut-être plus encore de Saint-Pétersbourg (Piter, disait-il). Il y a fait de nombreux séjours.


La ville lui rappelait Leningrad par l’ordonnance de son plan et par son architecture classique, bien plus que Venise, si déroutante. Il avait passé son enfance dans la Petite Hollande, un quartier qui a gardé le charme du modèle dans ses bâtiments de brique, ses canaux et ses ponts. Amsterdam avait encore gardé son allure patriarcale et inspirait une impression de pérennité, Brodsky y retrouvait le sens du classicisme, lui que bouleversait la barbarie d’une modernité sans racines. En témoigne son poème consacré à l’église grecque du Nevski Prospect, détruite pour faire place à une salle de concert aux mauvaises proportions[2]. Une illustration de la stupidité d’une époque déculturée, qu’il vit comme une épreuve tragique. « La solitude du poète, c’est l’humain au carré. »


Tragique avec des incidentes humoristiques, des interpolations dans sa versification et de splendides licences dans le langage du zek, le taulard, qu’il a été. Un langage crû, mais qui sonne juste comme celui des ouvriers du port. Un mépris des conventions établies et un anarchisme, innés à Piter comme à Amsterdam où, d’emblée, on se dresse contre les dictats de l’ordre établi. Il va aussi sans le dire que la communauté émigrée y offre au poète une cure de bohème à la russe qui remplit un manque. On boit et on fait n’importe quoi, on se dit ses quatre vérités et on s’en moque.


En faveur d’Amsterdam, joue aussi la tradition de judéité, depuis le XVe siècle, une tradition respectée et intégrée à la vie de la ville. Brodsky y était sensible, lui qui disait n’avoir jamais souffert de son origine, qui était mentionnée sur son passeport intérieur. Une culture qui se conciliait avec la culture chrétienne dont il était imprégné sans fétichisme ni mimétisme.


Un Rembrandt vu à l’Ermitage, dont l’original est au Mauritshuis, lui a inspiré un poème troublant. Dans La présentation au temple, Siméon et Anne voient se réaliser la prophétie de l’Ancien Testament. Il a vu la lumière auréolant les cheveux de l’enfant que tient Marie. Siméon a reconnu le Sauveur. Il l’annonce. C’est le Nunc Dimitis.[3] Il sort du temple d’un pas ferme, suivi du regard par Anne, la prophétesse, sourd aux bruits du monde extérieur, éclairé par la flamme qui se consume tandis que s’élargit le chemin qui le mène vers sa mort. Il a rempli sa mission, délivré son message. Le poète est aussi prophète.


Le message de Brodsky a été perçu et reconnu sous la forme d’un Nobel décerné en 1987. Le prix le libère des incertitudes matérielles et mentales, mais son amertume est demeurée entière : A-t-il été compris ? Qui l’a le mieux compris ? Peut-être, était-ce, à Amsterdam l’équipe des slavistes qui traduisaient ses œuvres avec une grande maîtrise. Brodsky y était sensible. Aussi est-il revenu à Amsterdam pour le deuxième tirage de leur traduction C’est là où je l’ai rencontré. Un soir d’automne arrivé trop vite à la nuit, sous une bruine, comme à Saint-Pétersbourg qui colle sur les pavés luisants les feuilles mortes et que se reflète dans les canaux, à travers la brume, la lumière jaune des cafés que l’on dit bruns, où l’on boit du genièvre jaune pour se rasséréner, se réchauffer.


Il était heureux de la traduction hollandaise intitulée Le cri d’automne de l’épervier peut-être son plus grand poème[4]. Un épervier prend son essor pour fuir vers un climat meilleur. Il s’élève toujours plus haut, malgré le froid, la grêle et les vents contraires, puis la force lui manque et il est précipité au sol comme une pierre. En couverture, un Apollon de marbre sur une terrasse déserte, insensible à la nuée apocalyptique couleur de cendres, qui au loin, fuse en travers du ciel. Liseré de bleu céruléen, un tableau de Karel Willinck, un peintre âgé, méphistofélique d’allure dans sa cape de velours noir doublée de soie ponceau, qui dans les années 1970 jouissait d’une grande estime. Ses terrasses et ses bosquets déserts sous des ciels d’orage pouvaient être ceux de Tsarskoe Selo ou de Versailles, peuplés de statues à l’antique, Un décor vide où les hommes ont disparu, avec leur sottise et leur lâcheté. Si la culture survit à l’Homme, elle retourne à la nature. Un vide, la nature triste n’a plus de sens.


Une grande douceur chez cet homme si amer, une lumière illumine son regard en reflet de la lumière désirée. Cette lumière fut le fond de notre échange. Ce que nous avons dit importait peu, pêle-mêle, sur la vie, sa tristesse et ses bonheurs, sur la poésie qui sauve le monde et la difficulté des traductions. A peine m’avait-il caressé la joue, qu’une très belle dame, vêtue d’un très beau manteau de fourrure l’a pris par le bras pour le ramener aux réalités de l’heure qui passe, celle d’un Nobel qui connaît ses devoirs.

Il l’a suivie comme on suit son destin. D’un pas ferme. Son vol l’avait mené au zénith. Il avait tout dit. Comme Siméon, il se dirigeait vers la sortie, emportant son reste de flamme, avec un sourire triste.

A H Mai 2020


 

[1] Joseph Brodsky, Aqua Alta, Gallimard, 1992, traduit de l’anglais par Benoît Coeuré et Véronique Schilz. [2] Joseph Brodsky, Poèmes, op. cit., p.75-78. Une halte dans le désert, traduit par Georges Nivat. [3] Joseph Brodsky, Poèmes, op. cit. p. 131-133, traduit par Véronique Schiltz. [4] Joseph Brodsky, De Herstkreet van de Havik, een keuze uit de gedichten 1961-1986. Amsterdam, De Bezige Bij, 1987.

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