Anne Hogenhuis nous offre quelques souvenirs sur les rencontres du Fellowship de Saint-Alban et Saint-Serge où on reconnaîtra des personnalités du monde culturel orthodoxe.
Dans les années 1950, alors que j’avais 17 ans, ma candidature pour un séjour en Angleterre avait été retenue par Sofia Mikhailovna Zernov, une dame influente qui recrutait une équipe de jeunes pour les faire participer l’été suivant à une conférence de théologiens orthodoxes et anglicans, dont jamais je n’avais entendu parler.
Je n’avais pas de dispositions pour la théologie, mais j’avais acquis quelques notions à l’ACER et un intérêt spontané pour l’œuvre de Nicolas Berdiaev, qui, sans être théologien, réfléchissait beaucoup sur l’Homme et sa liberté. La liberté, un terrain de prédilection depuis que je l’avais découverte avec le sentiment d’être une personne. Par ailleurs, un vernis de culture général acquis en année préparatoire d’une grande école camouflait les gouffres de mon ignorance. Mon anglais avait déjà passé l’épreuve d’un été chez une amie de ma mère. J’ai donc été acceptée avec quatre ou cinq autres. Quelques réunions, le dimanche après-midi, nous éclairèrent sur les enjeux des réunions du Fellowship de Saint-Alban et Saint-Serge et vérifièrent nos connaissances de base sur l’orthodoxie.
Sofia Mikhailovna était une personnalité importante dans le monde religieux des émigrés, comme l’était toute la fratrie Zernov. Dès les débuts de l’émigration, à Constantinople, elle s’était vouée à l’aide aux réfugiés et aux orphelins, premières victimes de la guerre civile et des évacuations en masse. En France elle organisa un orphelinat au sud de Paris, à Ville-Moisson.
Après l’arrivés à Londres, suivant un parcours dont les détails sont devenus flous, nous avions été pris en charge par deux dames, membres actives du Fellowship, Joan Ford, Anglaise, de foi anglicane, maîtresse de maison efficace, et Helle Giordiadis, Grecque orthodoxe, préposée au secrétariat. Deux femmes apparemment disponibles pour consacrer leur temps aux jeunes recrues et leur montrer les environs. L’après-midi autour du bassin de Regent Park, m’avait semblé très long. A Joan Ford certainement encore plus, à essayer de tirer les fils d’une conversation sans retour direct à ses sondages sur nos idées.
Qu’était ce que le Fellowship? La notion, plus que le mot, n’a pas d’équivalent français : un compagnonnage, mais dans l’Esprit. La Communion de l’Esprit Saint peut se dire The Fellowship of the Holy Spirit.
Saint-Basil’s House, leur maison était une belle demeure victorienne sur une avenue tracée en croissant autour de Holland Park, un endroit « gracieux » près de Notting Hill Gate. Une chapelle y était consacrée à saint Basile, entouré, sur la fresque peinte par Jeanne Reitlinger, de saints honorés en Orient comme en Occident, saint Grégoire ou saint Benoît et sainte Geneviève. La liturgie y était célébrée sous sa forme la plus courte qui soit, puis venait le déjeuner anglais où apparaissait l’officiant qui vivait là, le père Lev Gillet. Une silhouette frêle à la barbe blanche, une soutane rafistolée et des yeux de braise irradiant d’intelligence, de bonté, d’humour aussi. Après quelques mots de courtoisie, sans banalité, et parfois une remarque incisive, il avait achevé son repas et se hâtait vers la station du Tube pour aller travailler au British Museum. Avant de descendre, il achetait son journal, je crois Le Monde. Nous aussi, un peu moins vite, allions muser en ville.
C’était un privilège extraordinaire que côtoyer cet homme si simple d’accès, qui ressemblait à un sage de tradition hassidique, mais plongé dans son temps, parlant toutes les langues antiques, mais aussi les modernes, dont le russe et l’anglais avec un inimitable accent français. De son érudition, et de sa sagesse qu’il cachait soigneusement, il nous dispensait sans en avoir l’air des perles de son savoir, offrant ainsi toute l’attention d’un maître indulgent à de jeunes personnes aimables, mais sans intérêt.
Né à Saint-Marcellin, dans une famille catholique traditionnaliste, il avait vécu, entre autres, en Galicie, au Liban et s’était posé à Londres. Moine bénédictin au départ, il était entré en communion avec l’Eglise orthodoxe et signait « Un moine de l’Eglise d’Orient ». Il s’était occupé en France d’émigrés russes et de l’ACER. Sa raison très cartésienne et son cœur brûlant du désir de Dieu se conciliaient dans le retour à l’Eglise des premiers siècles. Cette expérience vécue en élans et rebonds le plaçait au cœur du dialogue entre les Eglises d’obédiences occidentales et orientales dont Saint Basil’s House était le centre organisationnel.
Les réunions se déroulaient près d’Oxford, à Abingdon, dans une école avec de larges terrains entourés des bâtiments où nous logions.
Du côté anglican, s’imposaient d’importants hiérarques, entendus et révérés de loin. Du côté orthodoxe, au centre, sinon au sommet du groupe se situaient quelques familles connues, les Zernov, les Zander, les Lossky, le théologien Vladimir, avec à ses côtés son fils Nicolas, venu d’Oxford, accompagné de Véronica, sa fiancée, future exégète et traductrice magnifique de Tsvétaéva. Faisant la liaison, une femme active et intéressante dont je connaissais l’existence sans arriver à sonder son mystère, Nadia Gorodetsky. Aussi, me semble-t-il, venu de Paris, le jeune médecin qui deviendra Mgr Antoine. Se tenant toujours en retrait, le père Lev Gillet et ses rares propos étaient l’objet d’une grande attention. On le disait frôlé par la grâce de l’ineffable. A un étage inférieur, étudiants et jeunes, nous nous groupions autour de Denis Lhuillier, qui, à l’Institut Saint-Serge, se préparait à l’ordination. Nous écoutions les présentations et participions aux offices, alternés, dans un esprit d’ouverture aux autres qui dépassait l’amitié entre orthodoxes et anglicans pour s’étendre, au-delà des juridictions, à la communauté chrétienne universelle, à travers ses hommes de bonne volonté. Beaucoup m’échappait, mais je retrouvais dans ces propos ce que je croyais confusément, ressentant que les hommes morts, au Goulag ou isolés dans la détresse, en dehors des sacrements, étaient présents dans l’Eglise invisible et universelle. Cependant, les discussions qui rassemblaient des théologiens de l’Orthodoxie et des responsables de l’Eglise anglicane se situaient à un niveau de sophistication extrême. Leur but n’était pas la réunification entre ces deux branches que de grandes différences opposaient. Nul ne songeait à les surmonter par une négociation, mais les exposait pour s’imprégner d’un enrichissement mutuel, l’esprit ouvert, selon la coutume courtoise établie dans les clubs britanniques. Un idéal qui se retrouvait chez les plus jeunes d’entre nous dans le désir d’unir l’Europe, rompue par la guerre.
Profitant des moments de répit, nous partions explorer les environs, en autobus, discutant en route et écoutant notre aîné, le séminariste qui, tout comme le père Lev, nous amusait de bons mots et de commentaires anecdotiques. Sur les bateaux plats du petit fleuve, les cheveux ceints d’un foulard rouge, il avait une fière allure de pirate. Quelques années plus tard, j’allais épouser un catholique, union qu’il allait concélébrer, sous l’égide du père Bobrinskoy avec un franciscain, un signe accordé par Vatican II.
Puis, dans les années 1990, aux Etats-Unis, où j’avais vécu, Vladimir Tolstoï-Miloslavsky m’emmena à Sea-Cliff, pour la fête de la paroisse Saint-Séraphin, alors que mes amis se retrouvaient à la paroisse synodale de Notre-Dame-de-Kazan. Je reconnu Denis Lhuillier dans l’évêque, Bishop Peter, âgé, fragile et lumineux. Comme après avoir baisé la croix, je lui demandais s’il me reconnaissait, il me prit par le bras « Vous restez ici et vous m’attendez ». Nous avons épluché nos souvenirs et nos parcours, sous le regard des paroissiens, agités telle une ruche bourdonnante de rumeurs : « Elle vient de Paris ? Mais
encore ? » A moi, qui savait que nous ne nous reverrions plus, un grand bonheur m’était offert, et aussi la nostalgie, partagée, peut-être, par ce sage au terme d’un lourd ministère, de ce que furent les rêves et les vastes perspectives entrouvertes dans l’épopée du Fellowship. Un monde qui, j’aime le croire, en ces temps de
confusion, devrait retrouver son heur.
Anne Hogenhuis, 20/05/20.
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