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Gardons-nous d’“idéologiser” Soljenitsyne

Dernière mise à jour : 27 sept. 2020

Dans une tribune au « Monde » Yves Hamant, le premier traducteur de « L’Archipel du goulag », met en garde contre la tentation de réduire l’écrivain russe à son discours d’Harvard de 1978.

Soljenitsyne devant la librairie des Éditeurs Réunis, à Paris, centre culturel alexandre soljenitsyne.
« Sa voix n’était pas celle d’un réfugié, d’un émigré. Il s’exprimait de l’intérieur, ouvertement, engagé dans le dramatique combat singulier d’un homme luttant à mains nues contre le Léviathan, selon une stratégie mûrement calculée, tout en étant accompagné par des centaines de dévouements individuels invisibles.» Photo : Soljenitsyne devant la librairie des Éditeurs Réunis à Paris.

Tribune. Par quel bout reprendre aujourd’hui l’œuvre de Soljenitsyne (1918-2008) dont le nom nous revient en cette année du centième anniversaire de sa naissance ? En France, on met curieusement en exergue un autre anniversaire. Des milliers de pages qu’il a écrites, on a extrait un discours, un seul discours, prononcé à Harvard en 1978, on l’a mis en scène, on le déclame de ville en ville et on le cite en boucle.

Après son expulsion en 1974, Soljenitsyne s’est finalement établi aux Etats-Unis – jusqu’à la chute de l’URSS – dans les forêts du Vermont qui lui rappelaient celles de son pays. Il s’y est entièrement consacré pendant vingt ans à l’écriture de son roman historique fleuve sur la Révolution, La Roue rouge. En 1978, il a été invité à prononcer le discours d’ouverture de l’année universitaire à Harvard. Alors que l’on s’attendait à ce qu’il lance une nouvelle charge contre le régime communiste, il a vivement critiqué la société occidentale.

Faiblesse de l’Occident face aux régimes communistes

Ce discours contient de belles envolées, sa critique de l’Occident est légitime, mais assez superficielle et convenue. Dans sa course pour achever La Roue rouge, Soljenitsyne n’a pas eu le temps de s’intéresser vraiment à la société américaine. Il y a vécu, en quelque sorte, à côté. Il l’a décrite à travers des clichés. Il s’inquiétait de la faiblesse de l’Occident devant les régimes communistes et craignait que la guerre froide ne s’achève au profit de ces derniers. Au-delà des buildings de New York, il voyait la Russie de ses héros, le peuple des Ivan Denissovitch et des Matriona, les paysages abîmés par l’industrialisation soviétique, les miradors. Ce qui se profile en filigrane, ce sont les destinées de la Russie, la tragédie russe, sa douleur pour la Russie.

L’engagement de Soljenitsyne n’a pas été déterminé par le souci de résoudre la crise spirituelle de l’Occident, ni la crise de la démocratie. Il a, au contraire, appelé la Russie à se replier sur elle-même pour panser ses plaies

L’engagement de Soljenitsyne n’a pas été déterminé par le souci de résoudre la crise spirituelle de l’Occident, ni la crise de la démocratie. Il a, au contraire, appelé la Russie à se replier sur elle-même pour panser ses plaies. Concernant ses diverses prises de position depuis la chute de l’URSS et son retour en Russie en 1994, elles s’inscrivent dans une vie politique qui a connu une série de rebondissements radicaux demandant chaque fois de se repositionner.

Il n’est pas possible de les comprendre sans l’effort de longues explications sur les circonstances du moment, alors que l’on connaît déjà si mal en France l’histoire de la Russie en général. On ne saurait réduire Soljenitsyne à cela, pas plus que l’on ne saurait réduire Dostoïevski à la chronique politique qu’il a tenue dans le Journal d’un écrivain.

Or, on voit bien, dans la plupart des articles consacrés au discours d’Harvard, que ce qui intéresse leurs auteurs, ce n’est pas la vision de la Russie par Soljenitsyne, mais leur propre vision de la société occidentale et les comptes qu’ils ont à régler avec la modernité, dans la justification des « démocraties illibérales » et la mise en continuité du totalitarisme et du « soft totalitarisme », ce qui prive de sens le concept même de totalitarisme et traduit une régression de la pensée politique.

Le séisme de la publication de « L’Archipel du goulag »

Mais qui était donc Soljenitsyne, cet homme surgi de nulle part en 1962 et qui a provoqué un séisme dans l’opinion mondiale, particulièrement en France où il y a un avant et un après la parution de L’Archipel du goulag (1974) ? Il a d’abord été reçu comme un témoin. Le témoin d’une réalité que l’on a mis longtemps à admettre. Le témoin du système concentrationnaire soviétique dont on a été jusqu’à nier l’existence alors que les preuves ne manquaient pas.

Témoin d’une réalité que l’on a mis longtemps à admettre. Le système concentrationnaire soviétique dont on a été jusqu’à nier l’existence alors que les preuves ne manquaient pas

Puis comme un combattant, un résistant. Sa voix n’était pas celle d’un réfugié, d’un émigré. Il s’exprimait de l’intérieur, ouvertement, engagé dans le dramatique combat singulier d’un homme luttant à mains nues contre le Léviathan, selon une stratégie mûrement calculée, tout en étant accompagné par des centaines de dévouements individuels invisibles.

Mais était-ce suffisant pour refaçonner la mémoire collective ? C’est, en fin de compte, par la puissance de l’écriture qu’il s’est imposé. L’Archipel du goulag s’intitule bien : « Essai d’investigation littéraire ». A cet égard, le retournement de Pierre Daix est spectaculaire. Pierre Daix, journaliste communiste ancien déporté à Mauthausen, n’avait-il pas affirmé en 1949 que les camps soviétiques étaient une invention ? Au contraire, il y voyait le parachèvement du socialisme, la suppression complète de l’exploitation de l’homme par l’homme !

La qualité littéraire de l’œuvre de Soljenitsyne emporta ses doutes. Son dessillement avait commencé avec la découverte d’Une journée d’Ivan Denissovitch chez la femme d’Aragon, Elsa Triolet. Elle lui expliqua que c’était la grande prose russe. C’était comme si vous tombiez sur le livre d’un inconnu et découvriez qu’on n’a jamais écrit la langue française comme ça depuis Proust, depuis Flaubert, osa même Elsa. Et lui, c’était les deux ensemble, en y ajoutant Céline.

Son combat est désormais entré dans l’histoire ; en cet anniversaire, gardons-nous d’« idéologiser » Soljenitsyne, lui qui nous a précisément mis en garde contre l’idéologie, laissons se déployer son talent d’écrivain, son écriture dans toute sa force, sa polysémie, son dynamisme. C’est en cela qu’il est universel. Yves Hamant,

Tribune au journal "Le Monde", édition numérique du Jeudi 22 Novembre 2018.


Yves Hamant, premier traducteur de L’Archipel du goulag, a été un maillon entre le couple Soljenitsyne et le Fonds Soljenitsyne d’aide aux prisonniers politiques et à leurs familles. Il est aussi professeur émérite d’études slaves à l’université Paris-Ouest-Nanterre, agrégé de Russe, docteur en sciences politiques.

Yves Hamant (Enseignant-chercheur à l’université Paris-Nanterre), ici au Centre culturel Soljenitsyne tenant un exemplaire de l'Archipel du Goulag dont il fut le premier traducteur.
Yves Hamant (Enseignant-chercheur à l’université Paris-Nanterre), ici au Centre culturel Soljenitsyne tenant un exemplaire de l'Archipel du Goulag dont il fut le premier traducteur.

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