Le même psaume-talisman trouvé au cou d’un partisan rouge de la milice des bois, où le docteur Jivago, prisonnier, soigne et opère malades et blessés, et sur un très jeune garde blanc que le docteur croit avoir lui-même tué, implore le Très-Haut de préserver le Vivant des pièges, flèches et de la mort. Le Vivant est le nom du docteur, Jivago. Peut-être ce psaume 90 donne-t-il la clé pour comprendre ce que nous dit le roman ?
Toi qui habites au secret du Très-Haut, Toi qui loges à l’ombre d’El Chaddaï 1 , Dis à Yahvé : « Mon abri et ma forteresse ! Mon Dieu, en qui je me confie ! »
Le psaume 90 énonce la bonne garde qu’assure El Chaddaï à celui qui se confie à lui. Il délivre des filets de l’oiseleur, il guérit de la peste meurtrière, il libère de la frayeur de la nuit, il sauve de la flèche qui vole le jour… A relire ce psaume, je découvre qu’il parle au nom de tout le Vivant, pas seulement les humains, mais les oiseaux, les animaux, tout ce qui vit et respire sur terre et dans les airs. Nous sommes compris dans l’ensemble du Vivant. Au chapitre « la milice des bois » du Docteur Jivago, Youri Andréïevitch, est prisonnier d’un groupe de partisans rouges, dirigés par Strelnikov, le mari de Larissa. Le groupe s’avance d’ouest en est vers le cœur de la Sibérie, luttant avec férocité contre Koltchak. On ne fait pas de prisonniers. Femmes et enfants suivent les guerriers, comme une horde de nomades. Youri exerce son métier de médecin. Il n’est pas vraiment captif, mais il ne peut quitter la horde, et soigne et opère les blessés. Voici qu’un détachement de gardes blancs mène contre eux un assaut désespéré dans une clairière autour d’un arbre calciné. Le docteur ne doit pas prendre part aux combats, mais tout se joue si près de lui: son voisin, le télégraphiste meurt, il prend le fusil du mort, et tire machinalement. Il blesse deux attaquants, et, horreur ! croit avoir tué un troisième. Lui qui sympathise avec ces jeunes volontaires, ces adolescents, qui bravent le danger avec crânerie, voilà qu’il vient d’en tuer un.
Ainsi Jivago couché à plat ventre pendant le combat rageur, face à l’arbre calciné qui sert de point de mire à tous, admirant ces jeunes héros de Koltchak, puis se saisissant du fusil du mort, tirant au hasard, blessant mortellement, croit-il, un « gamin d’en face », reprend sa mission de médecin et sauve et relâche en cachette le gamin…Est-ce indécision, inaptitude à l’action volontaire, surprenante versatilité, à l’heure où la cruauté calcine toute la Russie comme elle fait cet arbre ? Youri Andréïevitch se voulait observateur, neutre, prisonnier quoique libre, médecin quoique partisan contre son gré... Et voici que penché sur les deux corps, il découvre les deux talismans cousus par les deux mères, celle du prolétaire, celle du jeune aristo. Blaise Pascal avait cousu son Mémorial dans son pourpoint, sa sœur ne le découvrit qu’après sa mort.
Jivago, dont le nom même veut dire « Le Vivant » porte, en somme, un des noms cachés du Très Haut. Serait-ce son talisman clandestin ? El Chaddaï, mystérieusement, est présent ici, au milieu des hommes qui s’entretuent. Ni contre, ni avec, et pourtant Vivant, Présent. Le feu d’El Chaddaï est là, Il est Celui qui est. « La Révolution et le système solaire, c’est tout un pour lui », pense Youri de Strelnikoff, qui le retient prisonnier dans sa milice des bois. Lors du second séjour à Varykino, une fois Lara partie, Strelnikoff viendra se suicider dans le repère de Youri. Youri, lui, survivra, il reviendra à Moscou, où les ruines de la guerre civile n’ont pas été pansées quatre ans plus tard. Dans l’anonymat, comme Oblomov, dans le roman de Gontcharov, comme le prince Mychkine dans l’Idiot, Jivago se meurt dans la déchéance physique et sociale. Dans ces trois grands romans christiques, le Golgotha reste caché dans l’anonymat de la déchéance. Pour Youri, c’est dans ses vers qu’il monte au Golgotha, alors que dans sa vie il s’étiole et s’abandonne à l’humiliation, et à la misère. Une lente glissade vers le néant - une sublime ascension poétique ; et l’on voit la foule des torches des bourreaux qui approche, tout en entendant tomber les bottines de l’amante. On entend la plainte de la pécheresse Marie-Madeleine, tout en assistant à la séduction du Christ par Satan. On voit le Seigneur se plaindre en regardant ses disciples dormir quand « l’heure est proche ». La fable du roman semble s’éteindre, s’endormir - cependant que les vers, font leur ascension vers le lieu du sacrifice. Vers El Chaddaï… Georges Nivat, 7 Juin 2020.
[1] Un des noms de Celui qu’on ne doit pas nommer, le Destructeur (Genèse, Nombres, etc.)
Georges Nivat, slavisant, essayiste, professeur honoraire à l’Université de Genève. Traducteur d'André Biély, Gogol, Siniavski, Brodsky, Soljénitsyne. Auteur d’une douzaine d’ouvrages. Commissaire de quatre expositions à Genève et Paris. Derniers ouvrages en français : les Trois âges russes (Fayard, 2015), Alexandre Soljenitsyne, Un écrivain en lutte avec son siècle (Les Syrtes, 2018), Les Sites de la mémoire russe, tome II (Fayard, 2019). En russe : Русофил, (Moscou, Izd. Eleny Shubinoj). Il s’agit d’un ouvrage d’Alexandre Arkhangelski qui a pour sous-titre : La vie de Georges Nivat racontée par lui-même.
Site internet http//nivat.free.fr (liens sur plusieurs ouvrages en accès libre).
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