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Musique et nuit chez le poète Gueorgui Ivanov

Dernière mise à jour : 27 sept. 2020

Gueorgui Ivanov, poète prodige, esprit caustique, chantre du noir et blanc, reprend ici l’interminable procès de la Russie entamé par le philosophe-hussard Tchaadaïev, auteur des Lettres philosophiques. Dans Embarquement pour Cythère, deuxième recueil à porter ce titre, Ivanov, applique à la Russie la poétique noire et sacrilège de Baudelaire.

Russie lumière, Russie bonheur ! N’es-tu, Russie, que simple leurre ? Sur la Néva, le ciel jamais n’a flamboyé, Pouchkine jamais ne mourut dans la neige. Pétersbourg, Kremlin ! vous n’existez pas ! Blanc de la neige ! Et noir des champs ! Neiges et neiges, nuit et verglas ! Jamais le dégel ne surviendra. Neiges et neiges, des nuits de poix ! Nuits sans fin, où rien, rien ne point. Russie mutisme, Russie poussière ! N’es-tu, Russie, rien que terreur ? Gibet, balle et nuit glacée ! Une musique à rendre fou ! Gibet, balle, aube sur un bagne D’un jour sans nom, et sans âme.

Gueorgui Ivanov (1894-1958) n’est pas le premier à gémir sur la Russie plus absente que présente, comme a dit Wladimir Weidlé. Ce poème parut à Berlin, en 1937, dans un petit recueil tiré, « Départ pour l’île de Cythère ». En 1912 déjà il s’était embarqué pour Cythère, l’île de Vénus, à la suite de Watteau, et dans le goût des poètes du XVIIIème siècle. Drôle d’idée reprendre le titre trente-six ans plus tard. Mais cette fois-ci ce n’est plus la Cythère de Watteau, mais celle de Baudelaire dans les Fleurs du mal :

« Cythère n’était plus qu’un terrain des plus maigres, Un désert rocailleux troublé par des cris aigres »,

Et en approchant de la rive, on aperçoit un pendu qui sert de pâture à de féroces oiseaux…

La Cythère russe, elle aussi, est livrée aux charognards ; elle aussi a péri. Les sombres prophéties de Tchaadaïev, les imprécations de Lermontov (« Adieu Russie mal lavée, / Pays d’esclaves, pays de maîtres), les malédictions du « révérend Petchérine » (« Qu’il est doux de haïr la patrie ! »), les angoisses de Herzen, les diatribes Nekrassov ( Pour qui en Russie fait-il bon vivre) ont eu raison de la sainte Russie. Jamais aucun pays ne s’est tant flagellé.

Le poème de 1937 leur fait écho à tous, bien sûr, mais plus encore à ceux avaient pressenti la révolution et la guerre civile. La Russie est engloutie comme le Titanic, ou comme la Sodome de Terror antiquus, le célèbre tableau de Bakst (1908). Alexandre Blok, à la Société de philosophie religieuse, en novembre 1908 avait proclamé : « Gogol et beaucoup d’autres écrivains se sont plu à voir dans la Russie une incarnation du sommeil et du mutisme. Mais ce sommeil prend fin. » Il désignait par-là cette rumeur de séisme à venir que les animaux pressentent avant les hommes. Gueorgui Ivanov, qui admira tout au long de sa vie le lyrisme de Blok, semble lui répondre dans ce poème. Cette musique sauvage que Blok percevait, et qu’il célébra en 1918 dans « Les Douze », Ivanov n’y entend que vent de folie, n’y voit que démence[i].

Des Lettres philosophiques, écrites en français (si au moins c’était en russe !), Ivanov disait, en 1953, supporter mal le ton hautain. « Cet acte d’accusation aurait dû être écrit autrement, sur un ton plus russe ». Et pourtant, Ivanov constate que leur tristesse continue de nous pénétrer, car, dit-il, « étrangement, plus le jugement est sévère, donc juste, plus la Russie nous semble proche. » D’un côté le patriotisme de kvas[ii], les vantardises et le messianisme russe sont insupportables. Prenez Gogol et sa troïka enragée, pourquoi faut-il qu’elle renverse tout ? Autrement dit, Ivanov exècre les roulades patriotiques les défis absurdes lancés à l’Occident. Dans A travers l’Europe en automobile, il décrit un voyage de Riga[iii] à Paris en passant par l’Allemagne hitlérienne. On est en 1934. Ses notations sont d’une précision caustique, et le portrait du milieu nazi russe à Berlin est cinglant. A la libération certains l’accuseront d’indulgence pour l’occupant allemand, qui avait réquisitionné à Biarritz la petite maison qu’Irina Odoevtséva et lui avaient acquise. Et certes, la réquisition les sauva : une bombe anglaise anéantit la maison (sans eux). Ils n’avaient plus un sou, et vécurent dans un extrême besoin jusqu’à la fin.

Tchaadaïev pensait que la Russie avait fait un mauvais choix en choisissant la religion grecque au lieu de la latine. Il fut déclaré fou, ce qui était une punition clémente : visite hebdomadaire d’un médecin et assignation à la maison… Gueorgui Ivanov constate que Tchaadaïev, plus de cent après le scandale qu’il a causé, reste irritant. Il donne envie d’objecter : « Oui, mais quand même… Le brouillon de cette nation, de cette culture, de lcette société était dessiné comme nulle part ailleurs. »[iv] De ce brouillon de la Russie, au moins, on peut être fiers, non ?

Etoiles bleues. Arbres dansants. Un soir de plus, quoi. Plus un hiver. Tout pardonné. Rien pardonnant. Musique et nuit. Tous des héros, et tous des traîtres. Tous les mots, on y croit ; Eh bien, chers contemporains, On s’amuse bien, hein ?

Georges Nivat, 8 Mai 2020.

 

[i] Andreï Ariev, le meilleur éditeur et commentateur des poésies d’Ivanov, à la suite d’Adamovitch, voit dans cette poésie une sorte d’outrance de cabaret. [ii] Le kvas est une boisson russe, faite de pain et de levure, légèrement alcoolisée, et citée dans La Chronique de Nestor. Le patriotisme de kvas est un patriotisme flatteur et faux. L’expression vient du poète Viazemski. [iii] Le père d’Irina Odoevtséva, un avocat connu, habitait Riga, et la Lettonie était alors indépendante. Il venait de laisser à sa fille un héritage assez conséquent. [iv] « Commentaires », in Opyty (Experiments), N° I. New-York, 1953.


 
Georges Nivat, slavisant, essayiste. Traducteur d'André Biély, Gogol, Siniavski, Brodsky, Soljénitsyne. Auteur d’une douzaine d’ouvrages. Commissaire de quatre expositions à Genève et Paris. Derniers ouvrages : les Trois âges russes (Fayard, 2015), Alexandre Soljenitsyne, Un écrivain en lutte avec son siècle (Les Syrtes, 2018), Les Sites de la mémoire russe, tome II (Fayard,2019). En russe : Русофил, (Moscou, Izd. Eleny Shubinoj). (Entretiens avec Alexandre Arkhangelski, livre paru mais confiné) Site internet http// nivat.free.fr


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