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Quasi una fantasia

Quasi una fantasia, ce titre de la sonate N°14 de Beethoven, dite aussi « sonate au clair de lune » a beaucoup fait rêver. C’était la pièce la plus jouée dans les gentilhommières russes, comme à travers tout le monde des jeunes filles en fleur. Et puis, ce quasi ouvrait tant de portes dans le rêve : quasi, c’était l’improvisation débridée dans la liberté, le peintre français Delacroix a représenté à plusieurs reprises des fantasias équestres des Berbères, simulations de combats, jeux fougueux pour célébrer des noces. C’est même lui qui les a ainsi baptisées... Le genre de l’improvisation au piano avait pour seule règle l’adéquation la plus étroite entre le son, les mains et l’imagination. Une imagination liée à la furia. Le philosophe Theodor Adorno, dans son ouvrage Quasi una fantasia, consacré essentiellement à Mahler, Stravinski et Alban Berg, tente de nous faire comprendre ce quasi. L’amateur de musique, qui ne sait pas suivre la partition, écoute l’interprétation, et cette « exécution » de l’œuvre musicale « conserve globalement la similitude avec le langage, tout en gommant dans le détail tout ce qui présenterait cette similitude », nous dit Adorno.

Eugène Delacroix Esquisse pour une fantasia au Maroc
Eugène Delacroix, Esquisse pour une fantasia au Maroc

On ne collectionne pas la musique entendue comme les tableaux. Les disques sont choses mortes tant qu’on n’écoute pas l’interprétation que leurs sillons recèlent. Et la poésie ? Que sont, et où, les vers que nous avons oubliés ? Les sonates que nous n’avons plus dans l’oreille ? Rangés comme des disques ? Empilés comme d’anciennes gravures ?


C’est à ce quasi une fantasia que fait penser la poésie de Fet. Il a d’ailleurs repris le titre des deux sonates ainsi nommées par Beethoven pour une de ses poésies. Et la plus grande part de son œuvre ressemble à une fantaisie de fantaisie. L’immense étendue de ses rythmes, strophiques, tropes savants, la statuaire néoclassique de beaucoup de ses poésies sont emportés par une vague quasi una fantasia.


La fin d’été, où les orages se lèvent sur des journées d’une beauté à l’antique est le bon moment pour lire et relire Afanasi Afanasévitch Fet. « En vain j’ai brûlé en mon âme, / Sans éclairer la nuit noire. / A peine ai-je gravi devant toi / Le sentier bruyant et agile. » La chaleur étouffe le monde : « Ah quelle chaleur ! même sous l’arbre, / l’ombre est pâle, grand ouverte. / Comment, pourquoi cette rencontre ? / Pourquoi nous deux sur ce banc ? » La présence féminine est toujours là chez Fet ; sa poésie est toujours une offrande, comme s’il offrait sans cesse de nouveaux bouquets de fleurs, cueillies ce matin de fin d’été, ou desséchées sur le piano. offrandes à l’aimée tôt partie, et dont le souvenir ne le quitta jamais, ou à l’amie du jour. Alors s’élève le tourbillon de la sonate comme une fantasia de cavaliers armés pour un combat dans les nuages.

Quasi una fantasia Vision de rêve, Appel qui soulève, Brume qui fond, On croirait le printemps, Très loin au-dessus Du ciel éclatant. Inévitablement, Brûlant tendrement - Croire en Dieu. Sans nul effort Bruissant des ailes, S’envoler aux cieux - Vers l’espoir, vers La vénération, La prière de louange. Ô joie ressentie ! Non, je n’en veux pas De tous vos combats.

Fet, l’ancien officier cuirassier, vit à présent (en 1889) d’autres combats que ceux de sa jeunesse. Il apporte chaque jour sa chanson en offrande. Le soleil de la vie décline ; avec son ami Lev Tolstoï il lit et relit Schopenhauer, Le monde comme volonté et représentation. La pensée tragique de Schopenhauer convient à ce déclin qu’il ressent, elle le rassure. Nous sommes ce que voulons être, une volonté de vivre.

Non, je ne regrette pas la vie et son souffle épuisé. Vie, mort, quelle différence ? Je regrette le feu, Qui sur le monde entier ardait, Allant vers la nuit, et pleurant en allant.

Georges Nivat, le 25 Septembre 2020.

 

Georges Nivat, slavisant, essayiste, professeur honoraire à l’Université de Genève. Traducteur d'André Biély, Gogol, Siniavski, Brodsky, Soljénitsyne. Auteur d’une douzaine d’ouvrages. Commissaire de quatre expositions à Genève et Paris. Derniers ouvrages en français : les Trois âges russes (Fayard, 2015), Alexandre Soljenitsyne, Un écrivain en lutte avec son siècle (Les Syrtes, 2018), Les Sites de la mémoire russe, tome II (Fayard, 2019). En russe : Русофил, (Moscou, Izd. Eleny Shubinoj). Il s’agit d’un ouvrage d’Alexandre Arkhangelski qui a pour sous-titre : La vie de Georges Nivat racontée par lui-même.

Site internet http//nivat.free.fr (liens sur plusieurs ouvrages en accès libre).

Georges Nivat
Georges Nivat

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