top of page

Quand un poème de Brodski entre au prétoire à Moscou

Dernière mise à jour : 27 sept. 2020

En décembre 1969, Brodski écrit un poème magnifique, assez sibyllin, « La fin d’une belle époque », titre qu’il donnera aussi à un de ses recueils. Le poème ne sera publié à Paris, dans la revue « Kontinent » qu’en en 1974. Ironie, sarcasme et prédiction de sa propre mort imprègnent le poème. Le 22 juin 2020, un demi-siècle après la naissance du poème, au Tribunal Mechtchanski de Moscou, la parole est à l’acteur Kirill Serebrennikov, accusé de détournement de fonds publics. Les procureurs ont achevé leurs discours, les avocats des quatre inculpés aussi ; Serebrennikov a la parole le dernier, et il termine… par la lecture du poème de Brodski, « La fin d‘une belle époque ».

« La fin d’une belle époque » : Brodsky, Serebrennikov par Georges Nivat
La « Plateforme » imaginée par le metteur en scène Kirill Serebrennikov commença son existence en 2013, avec une performance intitulée en français « Pièce à vivre ». Environ 340 spectacles furent montés sur la « Plateforme », jusqu’à son interdiction. Dans son dernier film, l’Été, (Léto), Serebrennikov met en scène rétrospectivement l’underground de Leningrad au début des années 1990. Il fut mis aux arrêts à domicile trois mois après le début du tournage, mais réussit à diriger les prises de vue depuis chez lui, par ordinateur. Le film a été montré à Cannes, mais a été sévèrement critiqué par le chanteur de rock Grebenchtchikov.

Rappelons l’échange entre le tout jeune Brodski et la juge Savielieva, en février 1964, le poète est accusé de « parasitisme social et fainéantise ». C’est une page entrée dans la légende de la littérature russe, au même titre que le dialogue entre Pouchkine et Nicolas Ier à son retour d’exil, ou Gogol jetant au feu le tome II des Ames mortes [1]. « La juge : - Quelle est votre spécialité ? – Brodski : Poète – Qui vous a nommé poète ? Qui vous admis chez les poètes ? - Personne… (sans aucune provocation) D’ailleurs qui m’a admis dans l’espèce humaine ? - Et vous avez fait des études pour ça ? - De quoi ? – Pour être poète… Là où ça s’enseigne, dans un établissement d’enseignement supérieur. - Je ne croyais pas que ça s’enseigne. – Mais alors ça vient d’où ? - Je crois que… (d’un air perdu) ça vient de Dieu. » Il fut condamné pour « fainéantise ». Brodski passa trois semaines à l’hôpital psychiatrique pour une expertise, fut déclaré apte au travail, « quoique présentant des traits de caractère psychopathique ». Le procès reprit le 13 mars. Il y avait trois témoins de la défense, dont le philologue de renom Efim Etkind qui fut convoqué et sermonné au secrétariat de l’Union des écrivains. Le poète fut envoyé aux travaux agricoles à Norenskaïa.

Amnistié peut-être grâce à l’action d’Etkind, de Vigdorova, de Lydia Tchoukovskaïa, et également au retentissement de l’affaire chez les intellectuels de gauche (dont J-P Sartre), Brodski, rentré à Leningrad à l’âge de 25 ans, passa encore sept années en URSS. Années où il vit de traductions poétiques, où seuls quelques poèmes séparés sont publiés. Mais années fertiles, puisque qu’il élabore son premier grand recueil Une halte dans le désert, puis La fin d’une belle époque. [2]


Le poème qui a donné son titre au recueil fait partie des poèmes « difficiles » du poète, « de vrais rébus », que Soljénitsyne n’aime pas, quand il écrit, plus tard son texte sur Brodski, dans sa Collection littéraire. Il y cite assez abondamment ce poème comme un des plus « enfermés sur soi », et un des premiers marqués par la hantise de la fuite et de la mort. « Enfermé sur soi » est discutable, bien que la hantise de la mort ne se partage pas. Le poète s’y proclame sans orgueil, et même avec une sorte d’autodénigrement que l’on retrouve souvent chez lui, ambassadeur d’une puissance dont nous ne comprenons pas immédiatement qu’il s’agit de la Poésie. Ce royaume, qui est inclus dans un autre royaume, est « délabré et de second rang ». Nous y voyons cet ambassadeur, « sourd, chauve et morose », caresser son chat, descendre dans la rue au kiosque à journaux. Il achète un quotidien, où il reçoit l’annonce des derniers exploits de la production nationale de fonte et de plomb. Mais « vivre à l’Ère des Exploits en gardant sérénité n’est pas facile ». De plus, les autres cinq parties du monde ont l’air d’ignorer la Sixième, celle des Exploits… L’ambassadeur chauve, sourd et morose aimerait bien quitter l’empire des Exploits. Et il n’est pas le premier poète russe à rêver de s’enfuir, nous l’avons vu avec le poème de Pouchkine « Le pèlerin », inspiré par Bunyan.


Brodski n’est peut-être pas disciple du Christ, mais il y pense souvent. Que faire ? Peut-être s’enfuir en marchant sur les flots comme un certain Nazaréen ? ou se planquer dans un navire marchand parmi les choux ou le charbon ? le poème comporte onze strophes. En voici les dernières [3] :

Alors quoi ? balle à la tempe, comme un doigt sur l’erreur ? Ou bien filer par la mer, comme un Christ sur l’eau ? Déguerpir En cargo ou en loco – les yeux autour, alourdis par gel et gnôle, N’ont cure de ton choix – peu importe ! La honte ne brûle pas. Sur le rail, la locomotive est sans trace, comme l’eau Après la barque. Mais que nous dit la gazette à la rubrique « Crime et délit » ?Condamnation exécutée. Sur quoi, le quidam enfoui dans son journal, Par les ronds de fer de ses besicles, aperçoit Contre le mur nu, un homme couché, visage en terre, Mais il ne dort pas. Car les rêves ont le droit de mépriser La coupole que troue la balle. Le perçant regard de notre ère prend racine dans Des temps de cécité commune, bien incapables de Distinguer qui tombe du berceau ou de l’arceau. Dommage, y a plein d’assiettes, mais point de table tournante Pour t’interroger, Riourik ! Le perçant regard de notre ère ne voit de choses qu’en impasse. Point ne sied aujourd’hui de monter en pensée aux arbres, Comme au temps d’Igor – mieux vaut cracher au mur. Un prince, Non, un monstre accourra. Inutile d’arracher plume à l’aigle Pour achever le chant. Tête innocente n’a en réserve Qu’attendre le bourreau avec le laurier.

Rébus, dit Soljénitsyne, oui, et il faut un minimum d’éclaircissements. L’épopée vieux-russe du « Chant de la campagne d’Igor » proclame en son premier verset qu’il ne sied de commencer à chanter comme faisait Boïan, le Homère slave, en « grimpant aux arbres en pensée », en courant comme le loup, en volant comme l’aigle. Riourik, le premier roi de l’antique Rouss, le fondateur de la première dynastie qui s’éteindra avec Ivan IV dit Le Terrible, et le premier Temps des Troubles, ne répond pas aux tables tournantes. Autrement dit, ce que nous promet notre « ère au perçant regard », nous ne le savons pas. Mais ce que la même ère réserve au poète, nous le savons, et qui l’ignore en Russie ? Les morts violentes de Pouchkine, de Lermontov, d’Essenine, de Maïakovski, de Mandelstam et cent autres, sont là pour nous le dire : la hache du bourreau et le laurier du poète


Une nouvelle page de l’histoire de ce poème s’est ouverte lundi 22 juin 2020. C’était à Moscou, au tribunal Mechtchanski, le deuxième procès de l’acteur, metteur en scène, réalisateur de cinéma Kirill Serebrennikov. Il est un des créateurs actuels les plus imaginatifs, les plus contestataires aussi, mais également controversé au sein même de l’avant-garde actuelle. Au « Gogol-Centre » dont il fut nommé directeur en 2012, il lança la célèbre « Plateforme », où les étudiants de théâtre avaient toute liberté pour se lancer dans les expériences les plus imaginatives. Le ministre de la Culture Alexandre Avdéïev avait donné son accord, et des crédits. Plus de trois cents spectacles, performances, happenings y ont été montés. Puis Avdéïev fut remplacé par le ministre Vladimir Medinski [4] pour qui « les expériences, ça se fait avec son propre argent ». Trois ans après, en mai 2017, l’affaire de la « Plateforme » éclate : depuis trois ans, Serebrennikov et trois autres responsables du « Gogol-Tsentr », plus une employée du Ministère de la Culture, subissent des perquisitions, puis sont inculpés. Il leur est reproché d’avoir créé la plateforme pour monter une escroquerie de plusieurs millions de roubles au détriment du ministère de la Culture. Premier procès à l’automne 2019, second en juin 2020.


Serebrennikov prit la parole le dernier au dernier jour du procès, après les procureurs et les avocats de la défense. « L’idée de la Plateforme – c’était avant tout l’idée de la liberté d’expression artistique, de l’infinie variété de la vie, de la complexité du monde, de sa jeunesse, et de l’enthousiasme pour cette variété. Et l’espoir de changements ». Il évoque les 340 expériences théâtrales qui ont pris place dans le cadre de la « Plateforme », des milliers de spectateurs venus les voir et y participer. « L’affaire Théâtrale » est, pour lui, montée de toute pièce, et cette seconde pièce est comme le triste épilogue des 340 premières de la « Plateforme ». En conclusion, Serebrennikov proposa une ultime performance, la lecture du poème de Brodski « La fin d’une belle époque ».


Le poème de Brodski et l’homme de théâtre qui en fait la lecture ont le même âge : cinquante ans….



Georges Nivat, le 26 Juin 2020.

 

[1] La juge interdit de prendre des notes, nous devons ce document extraordinaire à la journaliste Frida Vigdorova (1915-1965), qui nota tout clandestinement, et publia dans le samizdat ses notes sous le titre « la cour de justice ».

[2] Le cinéaste Stanislav Govoroukhine reprendra le titre pour son tout dernier film en 2015.

[3] Le poème est jusqu’à aujourd’hui inédit en français. On pourra trouver ma traduction complète sur mon site : http://nivat.free.fr

[4] Remplacé en janvier 2020 par Mme Olga Lioubimova.

 

Note de Georges Nivat


Mes billets vont, pendant l’été, passer au rythme estival de deux par mois. Je remercie infiniment leurs lecteurs pour leur attention, suis prêt à écouter leurs remarques et suggestions.

 

Georges Nivat, slavisant, essayiste, professeur honoraire à l’Université de Genève. Traducteur d'André Biély, Gogol, Siniavski, Brodsky, Soljénitsyne. Auteur d’une douzaine d’ouvrages. Commissaire de quatre expositions à Genève et Paris. Derniers ouvrages en français : les Trois âges russes (Fayard, 2015), Alexandre Soljenitsyne, Un écrivain en lutte avec son siècle (Les Syrtes, 2018), Les Sites de la mémoire russe, tome II (Fayard, 2019). En russe : Русофил, (Moscou, Izd. Eleny Shubinoj). Il s’agit d’un ouvrage d’Alexandre Arkhangelski qui a pour sous-titre : La vie de Georges Nivat racontée par lui-même.

Site internet http//nivat.free.fr (liens sur plusieurs ouvrages en accès libre).

Georges Nivat
Georges Nivat

0 commentaire
bottom of page